**Journal dun homme 15 novembre**
Cette nuit-là, quand mon monde sest effondré, lair sentait légèrement la lessive à la lavande et le pain grillé. Ma mère préparait une collation tardive, et le pain avait noirci dans le grille-pain. Cette odeur se mêlait à la dureté de ses paroles, des mots que je noublierai jamais :
« Si tu veux garder ce bébé, tu ne peux pas rester ici. Je ne le permettrai pas. »
Javais dix-sept ans, je retenais mes larmes. Mon père se tenait sur le seuil, les bras croisés, et son silence était plus brutal que la colère de ma mère. Il ne me regardait pas, et cétait encore plus douloureux. Dans ses yeux, je voyais de la honte, de la déception, et quelque chose qui ressemblait à du dégoût.
Ma main sest posée instinctivement sur la petite bosse de mon ventre. Je nen étais quau quatrième mois, ça ne se voyait presque pas, mais cétait assez pour que mon secret ne puisse plus être caché sous de larges pulls. Javais peur de leur en parler, mais une petite partie de moi espérait quils sattendriraient, quils se souviendraient que jétais toujours leur fille. Je me trompais.
Cette nuit-là, sans aucun endroit où aller, jai mis lessentiel dans un sac : des vêtements, une brosse à dents, mes livres de classe et léchographie que je cachais dans un cahier. Mes parents ne mont pas retenue quand je suis partie. Ma mère ma tourné le dos ; mon père a allumé une cigarette sur le perron, le visage dur comme la pierre. La porte sest refermée derrière moi, et comme ça, je nétais plus leur fille.
Jai marché pendant des heures dans les rues silencieuses de notre petit village. Lair était frais, les réverbères projetaient de longues ombres sur les trottoirs. Chaque pas était plus lourd. Où aller ? Les parents de ma meilleure amie étaient trop stricts et religieux, ils ne mauraient jamais accueillie. Le garçon responsable mon petit ami avait déjà disparu quand je lui avais annoncé la nouvelle. « Je ne suis pas prêt à être père », avait-il dit. Comme si moi, jétais prête à être mère.
À minuit, je me suis retrouvée au parc. Je me suis assise sur un banc, serrant mon sac, lestomac noué par la faim et la peur. La nuit menveloppait, et jai compris que je ne métais jamais sentie aussi seule.
Puis, la chose la plus étrange est arrivée.
Une silhouette est apparue sur lallée, se déplaçant avec une énergie surprenante pour une personne qui devait avoir plus de soixante-dix ans. Elle portait un long manteau violet, des gants dépareillés un rouge, un vert et une écharpe enroulée trois fois autour de son cou. Un chapeau à larges bords lui couvrait la tête, bien que des boucles argentées en dépassaient. Elle poussait un caddie décoré dautocollants et de breloques qui tintaient.
Elle ma remarquée tout de suite et, au lieu de changer de trottoir comme beaucoup lauraient fait en me voyant seule au milieu de la nuit, elle est venue droit devant moi.
« Oh, eh bien, » dit-elle dune voix à la fois ferme et chaleureuse, « on dirait un petit oiseau égaré tombé du mauvais nid. »
Jai écarquillé les yeux, ne sachant quoi répondre. « Je je nai nulle part où aller. »
« Ne nous sentons-nous pas tous ainsi, parfois ? » réfléchit-elle en sasseyant à côté de moi. « Je suis Marguerite, mais tout le monde ici mappelle Mamie Marge. Et toi, comment tappelles-tu ? »
« Élodie, » murmurai-je.
« Jolie nom, » répondit-elle en ajustant ses gants. Ses yeux bleus et clairs scrutèrent mon visage, puis se posèrent sur mon ventre. « Ah. Voilà lhistoire. »
Je sentis mon visage brûler. « Mes parents mont mise à la porte. »
« Alors ils nont pas fait ce que des parents devraient faire, » répliqua-t-elle avec fermeté. « Cest leur perte. Allez, lève-toi. Viens à la maison avec moi. »
Je restai stupéfaite. « Je ne vous connais même pas. »
Elle sourit doucement. « Pourtant, je suis la seule à toffrir un toit ce soir. Ne tinquiète pas, ma chérie, je suis peut-être excentrique, mais pas dangereuse. Demande autour de toi : depuis des années, je nourris les chats errants et les âmes errantes. Et toi, tu es les deux. »
Jai presque ri, et cétait étrange après tant dheures de désespoir. Contre tout instinct, je me suis levée et lai suivie. Il y avait chez Mamie Marge quelque chose qui inspirait confiance, même si elle était si singulière.
À partir de cette nuit, ma vie a recommencé. Mamie Marge ma donné une chambre, ma accompagnée chez le médecin, ma appris à cuisiner, ma poussée à étudier et ma rappelé chaque jour que je nétais pas seule. Elle était excentrique, oui elle parlait aux plantes, transformait les caddies abandonnés en jardinières, portait des boucles doreilles dépareillées mais elle avait une force incroyable. Elle ne ma jamais plainte : elle ma rendue plus forte.
Quand ma fille Léa est née, Mamie Marge était là, me tenant la main et pleurant de joie. Elle ma aidée à finir mes études, à minscrire à luniversité, à devenir mère et à croire en moi.
Un jour, elle ma dit : « Cette maison sera à toi et à Léa quand je ne serai plus là. Ne discute pas. Je ne tai pas sauvée : tu tes sauvée toi-même. Je tai juste donné un endroit où te poser le temps que tes ailes repoussent. »
Mamie Marge est partie des années plus tard, mais son héritage vit dans chaque pièce de cette maison bleu turquoise et dans chaque geste de bonté que je fais.
Aujourdhui, je raconte à Léa lhistoire de cette nuit, quand une vieille dame excentrique en manteau violet a décidé que nous valions la peine dêtre sauvées.
Et je lui répète toujours les mots de Mamie Marge : « La bonté est une dette que lon paie toute sa vie. »
Cest pourquoi jouvre aujourdhui ma porte, mon cœur et ma classe à ceux qui en ont besoin. Parce que je sais ce que cest que dêtre perdue et combien ça compte quand quelquun choisit de te retrouver.







