Il y avait huit ans, deux mois et dix-sept jours quelle avait mis son mari à la porte. Non quelle comptât chaque jour, mais cette date sétait gravée à jamais dans sa mémoire comme le début dune nouvelle vie, véritable cette fois. Leur fils, Étienne, avait grandi, était devenu un homme indépendant.
Les rayons du soleil matinal, doux mais obstinés, traversaient les rideaux de mousseline et dansaient sur le visage endormi de la femme. Comme sils murmuraient : « Réveille-toi, le monde est beau et tattend. » Aurélie sétira dans son lit, sentant une agréable légèreté dans son corps après une bonne nuit de sommeil. Cette légèreté était une récompense méritée après des années de travail sur elle-même.
Huit ans, deux mois et dix-sept jours. Étienne, étudiant en quatrième année dans une grande école à Paris, ne venait plus guère à la maison. Seuls des appels téléphoniques, une voix familière au bout du fil, de moins en moins présente.
Maman, jai mes partiels, puis un petit boulot, Lise et moi
Elle écoutait, cachant une pointe de mélancolie, répondait avec entrain : « Bien sûr, mon chéri, je comprends. Tout va bien ici ! » Et ce nétait pas un mensonge. Sa vie avait un sens, une routine.
Aurélie avait quarante-trois ans, mais son cœur en avait trente. Mince, tonique, avec le regard clair de ses yeux gris-bleu, elle paraissait bien plus jeune. Le secret ? Un rituel immuable depuis quatre ans : lever à six heures, jogging, douche écossaise, petit-déjeuner équilibré et départ rapide pour le bureau. Elle était responsable dans une grande entreprise et y tenait. Son directeur, méticuleux, détestait les retards.
Souvent, il surgissait dans le couloir à 9h01 pile devant un employé essoufflé.
En retard ? Il faut se lever plus tôt ! Un mot dexplication sur mon bureau !
Sa voix basse et autoritaire glaçait même les innocents.
Au travail, on respectait Aurélie. Intelligente, déterminée, toujours prête à aider. Simple, abordable. Mais dans sa vie personnelle, après son divorce, régnait un grand silence. Elle comblait son temps libre par le travail, les soins quelle se portait et son fidèle compagnon, un labrador nommé Max, quelle appelait affectueusement Maxou.
Cétait son arrivée, quatre ans plus tôt, qui avait initié ces joggs matinaux revigorants. Max était son réveil, son coach, son ami le plus fidèle. Un beau chien au pelage chocolat, aux yeux intelligents et doux, dune bonté inépuisable. Jamais de problèmes, son caractère apaisant était le meilleur antidépresseur dAurélie. Avant de ladopter, elle avait pris conseil auprès dun ami vétérinaire.
Prends un labrador, tu ne le regretteras pas. Cest un ami, un remède à la solitude et un psy en un seul.
Il avait vu juste.
Enfant, elle avait toujours eu des chiens, mais pendant son mariage avec Laurent, elle avait dû y renoncer. Il détestait les animaux.
Si tu ramènes un de ces êtres poilus dans lappartement, je le balance par la fenêtre. Je te le promets.
La haine dans ses yeux lui faisait croire chaque mot.
Finalement, cest elle qui lavait presque jeté du septième étage quand, ivre, il lavait frappée pour la première fois. Non par la force des bras, mais par celle de lâme. Elle avait sangloté dans leur chambre tandis quil tempêtait dans le salon. Puis il était parti, claquant la porte, emportant les affaires quelle avait préparées. Quinze ans de vie, dont les trois derniers étaient devenus un enfer. Laurent avait échoué comme mari et comme père égoïste, narcissique, perpétuellement insatisfait. Le coup de poing avait été la goutte deau. Dieu merci, Étienne nétait pas là ce jour-là
« Cest bien que je laie chassé. On sen sortira. Mon salaire suffit. Mieux vaut seule quavec lui, montrant à mon fils un modèle de couple toxique. »
Elle ne sétait pas trompée. Huit ans de bonheur, en harmonie avec elle-même. Les hommes ? Elle les tenait à distance. Laurent lui avait sans doute gâté le goût des relations pour toujours.
Ce matin daoût, tiède, respirait les derniers jours de lété. Aurélie se leva et jeta un coup dœil dans le couloir. Max lattendait déjà, assis près de la porte, la laisse entre les dents. Sa queue battait joyeusement le rythme sur le sol.
Maxou, en avant ! Mon petit malin ! Avec toi, pas besoin de réveil.
Elle enfila ses baskets.
Elle adorait leur parc. Une simple traversée par le passage souterrain, et voilà un oasis de verdure, avec ses allées bien entretenues. Le matin, il fourmillait de joggeurs, cyclistes, propriétaires de chiens comme elle. Aurélie détacha la laisse, et Max, goûtant enfin la liberté, bondit en avant, se retournant pour vérifier quelle le suivait.
Elle courait sans hâte, savourant lair frais, saluant des visages familiers ces inconnus partageant sa routine matinale. Soudain, un jappement retentit derrière un buisson de lilas. Aurélie quitta lallée et sarrêta net. Face à Max, qui sétait figé dans une posture menaçante, un minuscule chaton noir, apeuré, oreilles aplaties. Son cœur se serra. Elle savait que le labrador ne lui ferait pas de mal, mais instinctivement, elle se précipita pour éviter tout incident.
Et cest alors que tout bascula. Son pied heurta une pierre cachée dans lherbe. Un craquement sinistre, une douleur fulgurante. Elle tomba, un cri étouffé aux lèvres. Le monde devint noir.
Oh non pas ça
Elle tenta de regarder sa jambe, torElle ferma les yeux un instant, sentant les mains rassurantes dun inconnu se poser sur son épaule, et sut que sa vie venait de prendre un nouveau tournant, plus lumineux que tout ce quelle avait osé imaginer.







