«Tu m’as gâché la vie !» cria la fille en claquant la porte.
«Maman, tu te souviens quand tu me bordais le soir, petite ?» demanda doucement Amélie en feuilletant de vieilles photos sur la table de la cuisine.
Valérie leva les yeux de sa cocotte de bœuf bourguignon, surprise. Amélie ne lui posait plus ce genre de questions depuis longtempsleurs conversations tournaient plutôt autour de disputes récentes.
«Bien sûr, ma chérie. Tu réclamais toujours *Les Trois Petits Cochons*. La même histoire, soir après soir,» répondit-elle en essuyant ses mains sur un torchon. «Et après, tu voulais que je reste jusquà ce que tu tendormes. Tu disais que tu avais peur sans moi.»
Amélie hocha la tête, les yeux rivés sur une photo delle, âgée de cinq ans, assise sur les genoux de sa mère, un livre à la main. Toutes deux souriaient.
«Ça ne ta jamais fatiguée ?»
«Fatiguée de quoi, ma puce ?»
«De moi. De devoir répéter la même routine chaque jour. Le travail, la maison, puis mes caprices.»
Valérie sassit à côté delle. Amélie avait les traits tirés, des cernes sous les yeux. Depuis son divorce, elle avait perdu du poids, vieilli. Son caractère sétait aussi assombrielle était devenue irritable.
«Jamais,» murmura sa mère. «Tu étais le sens de ma vie. Surtout après le départ de ton père.»
«Ah oui, papa» ricana Amélie, amère. «Il est parti avec sa secrétaire quand javais sept ans. Je tentendais pleurer dans la cuisine la nuit. Tu croyais que je ne remarquais pas.»
«Je ne voulais pas te montrer.»
«Je sais. Mais javais des oreilles. Et je voyais à quel point cétait dur pour toi. Tu tes tuée à trois boulots pour mhabiller, me payer le conservatoire. Je me souviens de tes collages reprisés, de tes dîners sans viande parce que tu prétendais ne pas en vouloiralors que tu finissais mes restes.»
Valérie détourna le regard, mal à laise.
«Ne dis pas ça, Amélie. Cétait normal. Toute mère aurait fait pareil.»
«Vraiment ?» Amélie posa les photos et la regarda fixement. «Tu sais ce que ma dit Lucie Dubois lautre jour ? Tu te souviens delle ?»
«La rousse de ta classe ? Quest-ce quelle ta raconté ?»
«Quelle menviait à lécole. Tu te rends compte ? Pour elle, tu étais la mère la plus parfaite. Toujours bien habillée aux réunions, tes discussions avec les profs Pendant que sa mère buvait et enchaînait les conquêtes. Elle ne sintéressait même pas à ses notes.»
«La pauvre» soupira Valérie.
«Et moi, je pensais qu*elle* avait de la chance,» avoua Amélie. «Que sa mère ne surveillait pas chacun de ses pas.»
Valérie tressaillit, comme giflée.
«Comment ça ?»
«Tu métouffais, maman. En troisième, quand je voulais partir en voyage scolaire à Lyon ? Tu as refusé, par peur quil marrive un malheur.»
«Cétait loin ! Et on navait pas les moyens.»
«Et en première, quand je voulais aller à la soirée danniversaire de Sophie ? Tu as dit que les *filles bien* ne traînaient pas en boîte.»
Valérie se raidit. Amélie avait alors hurlé, sétait enfermée trois jours.
«Je protégeais ta réputation ! Les commérages dans notre quartier»
«*Ta* réputation,» répéta Amélie. «Pas la mienne. Tu as toujours eu peur du quen-dira-t-on. Mais jamais demandé ce que *je* voulais.»
«Amélie ! Jai tout sacrifié pour toi !»
«À *ta* manière. Le piano, par exemple. Je le détestais, mais tu insistais : *Ça sert toujours, la musique*. Trois ans denfer !»
«Tu joues si bien maintenant !»
«Par habitude. Moi, je rêvais de volley. Mais *ce nétait pas pour les filles*, disais-tu.»
Valérie se leva, le cœur lourd. Sa fille lui en voulait donc depuis toujours ?
«Je voulais te protéger des erreurs que jai faites.»
«Je sais. Mais à force, jai appris à avoir peur de tout. Même dOliviertu te souviens, le blond de ma classe ? Il minvitait au cinéma, tu trouvais toujours une excuse pour dire non.»
«Tu étais trop jeune !»
«Javais seize ans ! Il a fini par sortir avec Clara. Ils sont mariés maintenant.»
«Ce nétait pas le bon, alors.»
«Ou peut-être que si,» murmura Amélie. «Si tu mavais laissé choisir»
Valérie se retourna, choquée.
«Donc, cest ma faute si ton mariage a raté ?»
«Pas ta faute. Mais Je ne savais pas aimer sainement. Tu mas appris que les hommes étaient tous des infidèles. Alors avec Julien, je guettais la trahisonjusquà ce que ma méfiance le pousse à partir.»
Un silence tomba. Le bourguignon commençait à accrocher.
«Alors, jai ruiné ta vie ?»
Amélie lenlaça.
«Non. Mais tu mas couvé trop fort. Je suis devenue une adulte qui a peur de tout. Au travail, on me gave de tâches ingrates parce que je nose pas refuser. Même quand Julien criait pour un rien, je me taisaiscomme tu me las appris.»
Valérie éteignit le feu, les mains tremblantes.
«Je ne savais pas Je pensais bien faire.»
«Je le sais. Mais maintenant, à trente-deux ans, je dois apprendre à vivre. Je vois une psychologue depuis six mois. Elle dit que je manque de confiance.»
«Ça taide ?»
«Cest dur. Mais la semaine dernière, jai fait un pas : je suis partie seule en vacances. En Bretagne. Moi qui avais peur de prendre le métro toute seule !»
Une étincelle brillait dans ses yeux.
«Tu as eu peur ?»
«Au début, oui ! Mais cétait libérateur. Choisir mon resto, mon programme»
Valérie sourit, émue.
«Là-bas, jai beaucoup réfléchi. Je ne veux plus ten vouloir. Tu as fait comme tu pouvais. Grand-mère était encore plus stricte avec toi, non ?»
«Ah, ça oui !»
«Alors, on avance ? Je veux quon se retrouve, mais comme deux adultes. Sans tes dix appels quotidiens pour savoir où je suis.»
«Je vais essayer,» promit Valérie.
«Et il y a autre chose. Je veux un enfant.»
Valérie sétrangla.
«Seule ? Mais»
«Je trouverai un donneur. Cest mon choix, maman.»
«Et les ragots ?»
«Je men moque. Je lélèverai libre, sans peur. Mais tu pourras le voir. Si tu promets de ne pas me donner de conseils.»
Valérie, bouleversée, attira sa fille contre elle.
«Je taime, maman. Merci pour tout. Mais maintenant, je vis ma vie. Daccord ?»
«Daccord.»
«Alors, on commande une pizza ? Fêtons ça !»
Valérie rit, soulagée. Pour la première fois depuis des années, elle se sentit légère.







