De la première rencontre à l’adieu : une histoire d’amour à la française

**De la rencontre à la séparation**

Il y a cinq ans, Raymonde se retrouva seule. Son mari était mort après une longue lutte contre le cancer. Plus tôt encore, leur unique fille, Aurélie, avait quitté la maison pour se marier et sinstaller à Lyon, où elle donna naissance dabord à un garçon, Théo, puis trois ans plus tard à une fille, Lili. Quand son mari allait encore bien, Raymonde rendait visite à sa fille. Mais lorsquil tomba malade, elle ne put plus le quitter.

Aurélie venait parfois, laissant les enfants avec son mari. Elle jugeait inutile quils voient leur grand-père mourir. Aux funérailles, elle arriva seule. Et dès la cérémonie terminée, elle se pressa de repartir.

Désolée, maman, avec le travail et les enfants Mais tu peux venir chez nous. Quest-ce que tu vas faire toute seule ici ?

Et elle partit. Raymonde resta seule. Elle souffrait terriblement de labsence de son mari. Malade, oui, mais vivant. Et maintenant ? Personne navait plus besoin delle.

Neuf jours plus tard, elle se décida à rendre visite à sa fille. Mais Aurélie et son mari travaillaient toute la journée, et les petits-enfants, qui ne lavaient pas vue depuis longtemps, se tenaient à distance. Raymonde se sentait de trop. Après une semaine, elle fit ses valises.

Maman, tu ne veux pas rester un peu plus ? proposa Aurélie, sans insister lorsque Raymonde refusa.

Elle ne retourna plus chez sa fille. Lannée dernière, cependant, ils firent une halte chez elle en revenant des vacances dans le Midi. Théo, qui venait davoir quatorze ans, passait son temps avec des écouteurs vissés aux oreilles et une tablette entre les mains. Lili, avec ses mèches roses, engloutissait des chewing-gums et tapotait sur son téléphone.

Raymonde essaya de parler à sa fille : ces habitudes étaient mauvaises pour des esprits encore fragiles. Savait-elle ce quils regardaient, avec qui ils discutaient ?

Maman, tous les enfants sont comme ça aujourdhui. Les interdire ne ferait quempirer les choses, répondit Aurélie en haussant les épaules.

Avant leur départ, Raymonde tenta une dernière fois.

Cest dur dêtre seule. Venez plus souvent. Les enfants ne me connaissent même pas. Tant que jai encore de la force, pourquoi ne pas les envoyer chez moi pendant les vacances ?

Maman, tu veux vraiment te compliquer la vie ?

Ce sont mes petits-enfants ! Quelles complications ?

On verra, dit Aurélie. Mais en un an, elle nenvoya jamais les enfants, et ne vint pas non plus, se contentant dappeler de temps en temps.

Alors Raymonde décida dy aller elle-même. Pourquoi pas ? Elle était libre, à la retraite. Les parents travaillaient toute la journée, et Théo et Lili se nourrissaient de pizzas et de sushis. Quelle alimentation ! Elle se mit à cuisiner pour eux. Dabord, tout le monde se réjouit des soupes, des crêpes et des tartes, mais bientôt, les enfants retournèrent à leurs commandes. Un jour, son gendre la vit laver la vaisselle à la main et grogna :

On a un lave-vaisselle, tu nas pas besoin de tépuiser.

Aurélie soupirait et rangeait la vaisselle à sa manière. Théo se plaignit que sa grand-mère avait tout chamboulé dans son placard. Raymonde tenta de se justifier : elle avait juste voulu tout ranger.

Maman, ne toccupe pas de leurs affaires, conseilla Aurélie.

Mamie, arrête les gâteaux, jai déjà pris un kilo, supplia Lili.

Et les pizzas, elles ne font pas grossir ? rétorqua Raymonde.

Bref, elle comprit quelle dérangeait, quelle ne faisait rien comme il fallait, et quil était temps de rentrer. Aurélie ne la retint pas, et son gendre sempressa de la conduire à la gare.

Raymonde souffrait. Si seulement Jean-Louis était encore là Pourquoi était-il parti si tôt, la laissant seule ? Personne à qui parler. Qui soccuperait delle si, à Dieu ne plaise, elle tombait malade ?

Autrefois, elle tricotait, brodait. Mais maintenant, sa vue baissait, et leffort lui donnait des maux de tête. Que faire dautre à la retraite ? Des gâteaux ? Mais pour qui ?

Une amie était morte peu après son mari. Une autre était débordée par ses petits-enfants.

***

Les derniers jours de lété indien étaient là. Le soleil brillait, malgré la fraîcheur. Les feuilles dorées crissaient sous les pas. Raymonde emporta un sachet de pain sec et se dirigea vers le parc.

Assise sur un banc, elle émietta le pain pour les pigeons. Bientôt, une nuée doiseaux sassembla devant elle, même des moineaux sy mêlèrent.

Raymonde les regarda, songeant à sa triste condition. La jeunesse passe si vite, la vie est fragile, et déjà la vieillesse se glisse près delle. Elle avait espéré vieillir avec son mari, se protéger lun lautre. Il était parti, et sa fille et ses petits-enfants navaient pas besoin delle

Tiens, ils sont tous là, dit une voix.

Un homme était assis à lautre bout du banc. Raymonde, perdue dans ses pensées, ne lavait pas remarqué. Bien soigné, à peu près son âge, peut-être un peu plus vieux.

Je vous vois souvent ici, dit-il soudain.

Raymonde ne le reconnaissait pas. Dailleurs, elle ne faisait jamais attention aux autres lors de ses promenades solitaires.

Moi aussi, je suis seul. Ma femme est morte il y a huit ans, et je ne my fais toujours pas, soupira-t-il.

*Comme sil lisait dans mes pensées*, songea-t-elle. Elle lexamina. Habillé avec soin, pantalon bien repassé, rasé de près.

Jaime lautomne. Il fait beau aujourdhui. Les derniers jours doux avant la pluie, dit-il en tournant son visage vers le soleil.

Quelquun soccupe de vous ? Vous êtes si bien habillé

Après la mort de ma femme, jai dû tout apprendre. Ce nest pas si compliqué. Mon fils a sa famille, ma belle-fille a déjà assez à faire. Vous pensez quun homme ne peut pas se débrouiller ? Je mappelle Henri. Regardez ces moineaux, si vifs. Ils nont peur de rien. Ils volent les miettes sous le bec des pigeons. Et vous, comment vous appelez-vous ?

Raymonde.

Cest joli, rare. Ma femme sappelait Colette, comme son arrière-grand-mère. Si on allait au cinéma ? Il commence à faire froid.

Le soleil disparut derrière les nuages, et lair se glaça. Raymonde voulait refuser, mais rentrer dans son appartement vide lui pesait.

Quel film ?

Peu importe, sourit Henri.

En effet. Quand était-elle allée au cinéma pour la dernière fois ? Elle ne sen souvenait plus. Elle accepta. La salle avait changé : sièges moelleux, écran géant, son puissant. Mais le film lui plut. À la sortie, la nuit était tombée, et le froid saccentuait.

Et si on prenait un thé quelque part pour se réchauffer ? proposa Henri.

Raymonde refusa.

Je comprends. Une autre fois ?

Elle imagina son appartement silencieux

Venez plutôt chez moi. Jhabite près dici. Je vous ferai du thé et des crêpes.

Ce nest pas indiscret ?

Pourquoi ? Vous nêtes pas pressé ? Jen ai préparé, mais je nai personne pour les manger.

Devant son immeuble, elle eut une pensée tardive pour les voisins. Mais la cour était déserte.

Cest cosy chez vous. Votre mari ? demanda Henri en remarquant le portrait encadré.

Oui. Mort dun cancer.

Elle aurait pu se plaindre de sa fille et des petits-enfants qui ne venaient jamais, mais elle se tut. De toute façon, il était évident quelle vivait seule.

Elle prépara le thé, réchauffa les crêpes, sortit la confiture. Henri mangea avec plaisir.

Vous avez beaucoup de livres. Des ouvrages médicaux aussi. Vous êtes médecin ?

Non. Professeure de biologie. Jai toujours rêvé dêtre médecin, mais ma mère est morte jeune, il fallait gagner ma vie. Jai étudié le soir et travaillé. Puis je me suis mariée, jai eu un enfant. Le rêve est resté un rêve.

Moi, jétais militaire. Je peux ?

Il se leva pour examiner les étagères, prenant les livres un à un, feuilletant. Il en avait lu beaucoup.

Merci. Vous êtes une femme rare. Inviter un inconnu comme ça

Vous navez pas lintention de me voler ?

Dieu men garde. Il faut que jy aille. On se voit demain au parc ?

Dès lors, ils marchèrent ensemble. Deux solitudes qui avaient assez de la silence, assoiffées de paroles.

Un soir, sa fille appela.

Maman, ça va ?

Très bien. Je me promène, je suis même allée au cinéma.

Toute seule ?

Non. On y va rarement seul, tu ne crois pas ? Avec un ami.

Maman, tu vois un homme ? saffola Aurélie.

Non, bien sûr. On se promène, cest tout.

Sois prudente. Il y a tant descrocs. Tu ne veux pas venir chez nous ?

Pourquoi ? Je ne veux pas vous déranger. Venez plutôt me voir.

Ne tavise pas de tengager avec qui que ce soit ! Ton ami est veuf ? Il a enterré sa femme et cherche une bonne à tout faire avec un appartement ? Peut-être quil en veut à ton logement ? Il te fera signer des papiers et te tuera !

Quest-ce que tu racontes ? Tu vas me dire que je perds la tête ?

Et que je suis censée penser ? Tu te souviens de lhistoire des Morel ?

Comment peux-tu juger quelquun que tu ne connais pas ? Je ne mattendais pas à ça de ta part. Je ne tai jamais rien interdit, pourquoi te mêles-tu de ma vie ? Les enfants ont bientôt des vacances, quils viennent

La conversation tourna à laigre.

Lautomne sinstalla. Il devint trop froid pour le parc. Henri invita Raymonde dans sa maison de campagne. Il fallait ramasser les feuilles, vérifier létat des lieux.

Cest grand, avec une cheminée. La nature est belle. Depuis la mort de Colette, je ny vais plus guère.

Elle accepta. La maison lui plut, surtout avec le feu dans lâtre. Henri ratissait devant la maison tandis quelle préparait le déjeuner, quand un 4×4 sarrêta devant le portail.

Henri sembla ravi. Raymonde comprit que cétait son fils.

Elle mit la bouilloire sur le feu, dressa la table. En jetant un coup dœil par la fenêtre, elle vit que la discussion tournait mal. Ils se criaient dessus, gesticulaient. Elle décida dintervenir.

Bonjour. Vous ne voulez pas entrer ?

Elle fait déjà la maîtresse de maison ? Papa, tu perds la tête ? Pourquoi tu las amenée ici ? hurla le fils.

Il traita Raymonde descroc, de chasseuse de veufs, prétendit quelle en voulait à la maison et à lappartement. Il menaça même de la jeter dehors. Tout aurait pu mal finir si Henri ne sétait soudain écroulé, se tenant la poitrine. Raymonde courut le soutenir.

Lâche mon père !

Aidez-moi plutôt à le ramener à lintérieur et appelez les secours.

Tu te prends pour qui ? Mais en voyant la pâleur de son père, il céda.

Les secours mettront trop de temps. Aidez-moi à le mettre dans la voiture. Je lemmène à lhôpital.

Ils lallongèrent sur la banquette arrière. Lorsque Raymonde voulut monter, le fils claqua la porte devant elle et démarra en trombe.

Elle ne sut que faire. Elle ferma la maison et partit attendre le bus sous une pluie fine.

Son appartement laccueillit dans un silence pesant. Jean-Louis la regardait, sévère, depuis son cadre.

Pardonne-moi. Mais jétais si seule.

Elle se réchauffa avec un thé, puis appela les hôpitaux. Elle trouva Henri en réanimation après un infarctus.

Le lendemain, elle tenta de lui rendre visite, mais tomba sur son fils.

Quest-ce que vous faites ici ? Vous voulez lachever ? Vous naurez rien. Je lai fait faire un testament. Allez-vous-en ou jappelle la police.

Sous les regards insistants, elle partit, sans voir Henri. Les larmes aux yeux, elle rentra chez elle, tremblante.

Le jour suivant, elle retourna à lhôpital. Elle mentit, se faisant passer pour sa femme. On lui apprit quHenri était mort à laube. Elle nalla pas aux funérailles. Elle navait pas la force daffronter les accusations.

Ainsi, deux solitudes sétaient trouvées, deux âmes abandonnées, pour être aussitôt séparées. Raymonde était à nouveau seule.

Une semaine plus tard, Aurélie appela, annonçant sa venue.

Quest-ce qui se passe ? sinquiéta Raymonde, redoutant une nouvelle tragédie.

Mais sa fille refusa den dire plus.

Le surlendemain, elle arriva avec les enfants et des valises. Sans explication, elle déclara quils resteraient un moment.

Papa et maman divorcent, dit Lili.

Pourquoi ?

Papa a une autre femme, ajouta Théo.

Aurélie pleurait jour et nuit. Les enfants, soudain silencieux, restaient près de Raymonde, oubliant tablettes et téléphones.

Elle se réjouit de ces soucis inattendus, de cette présence qui la rendait utile. Elle nétait plus seule.

Mais pour combien de temps ?

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De la première rencontre à l’adieu : une histoire d’amour à la française
Ma belle-mère m’a dit : « Tu es orpheline et tu devrais être reconnaissante que mon fils t’ait accueillie. Alors, sois sage et reste silencieuse. »