**Journal intime 15 octobre**
*»Ne te mêle pas de ma famille.»* Ces mots résonnent encore dans ma tête. Mon fils a effacé mon numéro.
Maman, arrête, sil te plaît ! Je suis un homme, pas un gamin ! Théo tripotait nerveusement le cordon de sa capuche, debout dans lentrée, son sac à la main.
Tu vas vraiment sortir par ce temps ? Il pleut des cordes ! Jai jeté un coup dœil par la fenêtre, où les gouttes épaisses glissaient sur les vitres. Et puis, jai préparé ton plat préfé, le tajine. Tu ne peux pas attendre ?
Maman, jai trente ans ! Trente ! Et tu me surveilles comme si jen avais quinze.
Jai soupiré, serrant ma serviette de cuisine contre ma poitrine. Il avait raison, bien sûr. Mais comment faire autrement ? Lâcher prise, pour lui, mon unique enfant, celui que jai attendu si longtemps Surtout depuis que Michel nous a quittés.
Je minquiète pour toi, cest tout. Depuis ton divorce avec Lola, tu as changé. Tu tes renfermé. On ne pourrait pas en parler ?
De quoi ? Théo a enfilé sa veste. Tout va bien. Je vais chez Mathis, regarder le match. Tu le connais, on est amis depuis le lycée.
Oui, je me souviens de Mathis. Un bon garçon. Tu te rappelles quand vous construisiez des cabanes dans le jardin ? Jai souri malgré moi. Je vous apportais du jus dorange et des croque-monsieur
Maman, je vais être en retard.
Il sest tourné vers la porte, mais je lai rattrapé par la manche.
Attends ! Et si Élodie était là ? Mathis a une petite amie, non ? Ils pourraient avoir invité des amis Tu ne voudrais pas rencontrer quelquun ? Une gentille fille ?
Mon Dieu Il a fermé les yeux, épuisé. Maman, laisse tomber. Je gère ma vie sentimentale.
Je veux juste ton bonheur ! Que tu aies une famille, des enfants
Je me suis arrêtée net en voyant son expression se fermer. Les enfants sujet douloureux depuis son divorce.
Théo est parti sans un mot, claquant la porte derrière lui. Je suis restée là, serrant ma serviette, le cœur lourd.
Dans la cuisine, jai éteint le feu sous le tajine. Manger seule ne me tentait pas. Je le réchaufferais plus tard sil rentrait dormir à la maison.
Assise sur un tabouret, jai contemplé la pièce vide. Autrefois, cétait si animé ici. Michel lisait son journal, Théo faisait ses devoirs à cette même table, et moi, je maffairais aux fourneaux. Maintenant, le silence. Seule la pluie tambourinait contre la fenêtre.
Le téléphone a sonné. Je me suis précipitée.
Allô ?
Valérie, cest moi, Nathalie. Ça va, ma vieille ?
Nathalie, ma seule amie proche depuis lécole dinfirmières.
Encore une dispute avec Théo. Je ne sais plus comment lui parler. Tout ce que je fais est mal
Cette fois, cétait à propos de quoi ?
Comme dhabitude. Je lui ai demandé où il allait, il a pris la mouche. Comme si je lui voulais du mal.
Valérie, et si cétait lui qui souffrait ? Un homme de trente ans, chez sa mère
Où veux-tu quil aille ? Il na pas les moyens de se louer un appart, son salaire est modeste. Et acheter ? Tu connais les prix
Je sais. Mais peut-être quil ne fait pas defforts parce quil est bien avec toi ? Tu le couves comme un enfant. Tu cuisines, tu laves, tu ranges après lui
Jai voulu protester, mais elle avait raison. Je faisais pour lui ce que je faisais quand il avait dix ans.
Mais je suis sa mère ! Comment ne pas moccuper de lui ?
Soccuper et étouffer, cest différent. Mon Louis a quitté la maison à vingt-cinq ans. Je mennuie, mais je sais quil fallait le laisser partir.
Après cet appel, jai longuement réfléchi. Et si Nathalie avait raison ?
Théo est rentré tard, vers minuit. Il est allé directement dans sa chambre, sans un mot. Le lendemain matin, à table, le silence régnait. Il buvait son café, scotché à son téléphone, tandis que je lui servais une omelette.
Théo, tu te souviens quand ton père et moi temmenions au zoo ? Tu adorais les éléphants ai-je tenté.
Oui. Réponse sèche, sans lever les yeux.
Et ton premier jour décole, si fier avec ton cartable neuf
Maman, pourquoi tu ressors tout ça ?
Je ne sais pas Le temps passe si vite. Hier encore, tu étais petit. Aujourdhui, tu es un homme.
Il ma regardé, et jai vu de la lassitude dans ses yeux.
Si tu le sais, pourquoi tu me traites comme un gamin ?
Je ne
Hier, tu as demandé à quelle heure je rentrais. Puis tu as appelé Mathis pour vérifier. Tu crois que je ne le sais pas ?
Jai rougi. Cétait vrai. Juste pour massurer quil allait bien.
Je minquiétais
Trente ans, maman. Jai été marié. On envisageait des enfants. Je ne suis plus ado !
Mais
Mais quoi ? Parce que je vis ici, tu crois que tu peux tout contrôler ?
Les larmes me sont montées aux yeux. Je ne voulais que son bien.
Je te veux heureux
Je sais. Mais ton amour métouffe.
Il a terminé son café, sest levé.
Ne mattends pas ce soir. Je dors chez Mathis.
Et le dîner ? Jallais faire des croquettes
Pas faim. Il a enfilé sa veste.
Théo, attends ! Je lai suivi dans le couloir. Pourquoi on se dispute ? Je vais faire des efforts
Maman, ce nest pas ça. Il sest retourné. Jai besoin despace. De ma propre vie.
Mais je suis seule ! ai-je lâché. Ton père est parti, toi aussi Que vais-je devenir ?
Je ne sais pas. Mais je ne peux pas être ta seule raison de vivre.
La porte a claqué.
Trois jours sans nouvelles. Au quatrième, jai appelé. *»Le numéro nexiste plus.»* Mon cœur sest serré. Il avait changé de numéro ? Sans me prévenir ?
Jai appelé Mathis.
Théo a pris un appart. Il y a trois jours.
Sans me le dire ?
Il voulait sûrement vous en parler lui-même
Jai raccroché, tremblante. Un appart ? Et sil tombait malade ? Qui soccuperait de lui ?
Nathalie ma reçue, ma servi du thé.
Valérie, il a trente ans. Il nest plus un bébé.
Mais
Pas de «mais». Tu las étouffé.
Je voulais son bien !
Oui. Mais lamour maternel, ça peut être aimer en libérant. Ou aimer en retenant. Toi, tu as choisi la seconde option.
Une semaine plus tard, on a sonné à la porte. Jai espéré voir Théo.
Cétait une inconnue, la vingtaine, cheveux blonds, sourire doux.
Bonjour. Vous êtes Valérie ? Je suis Camille. Avec Théo on se voit.
Elle est entrée, polie. Mon cœur battait la chamade.
On veut se marier. Il ne vous en a pas parlé parce quil a peur de votre réaction. Il ma dit comment vous étiez avec Lola. Comment vous contrôliez tout.
Je ne contrôle pas ! Je prends soin de lui !
Je comprends. Vous laimez. Mais votre amour létouffe.
Vous nêtes pas mère !
Non. Mais jaime Théo, et je vois sa souffrance. Il est déchiré entre être un bon fils et vivre sa vie.
Que voulez-vous ?
Quon lui donne de lespace. Pas dappels quotidiens, pas de visites surprises, pas de conseils non demandés.
Et en échange ?
Vous aurez un fils qui vient parce quil le veut. Une belle-fille qui ne vous voit pas comme une rivale. Et peut-être des petits-enfants.
Après son départ, jai pleuré longtemps. Puis, étrangement, un soulagement est venu.
*Si je laime vraiment je dois le laisser partir.*
Le lendemain, jai appelé le numéro quelle mavait laissé.
Théo ? Cest maman. Je ne tembêterai plus. La porte est ouverte. Je taime. Et si Camille est daccord je serai heureuse de la rencontrer.
Un silence. Puis sa voix, douce :
Merci, maman. Ça compte.
Jai compris alors : je ne le perdais pas. Je lui offrais le bonheur. Et peut-être pour la première fois depuis longtemps, je moffrais le mien.







