« La voisine mest plus proche que toi », dit maman avant de raccrocher.
Élodie restait immobile dans la cuisine de son appartement parisien, le téléphone serré dans sa main comme si cétait un serpent venimeux. Elle venait dappeler sa mère à Lyon pour lui annoncer sa promotion au travail, espérant partager sa joie. Mais voilà ce quelle avait reçu en retour.
« Quest-ce qui se passe ? » demanda son mari, Théo, en entrant dans la pièce. « Tu es toute pâle. »
« Maman a dit que la voisine était plus proche delle que moi. » Élodie posa lentement le téléphone sur la table. « Juste comme ça, sans raison. »
« Vous vous êtes disputées à propos de quelque chose ? »
« Mais non ! Je lui parlais de ma promotion, et elle ma répondu : «Élodie, toi, tu es là-bas avec tes affaires, tandis que Madeleine vient chaque jour maider, faire les courses, acheter mes médicaments. Elle mest plus chère que toi.» »
Théo fronça les sourcils et sassit en face delle.
« Écoute, peut-être quelle ne va pas bien ? Elle aurait des problèmes de santé ? »
« Quels problèmes ? » semporta Élodie. « Elle est parfaitement lucide ! Elle la dit exprès pour me faire mal. Et tu sais pourquoi tout ça a commencé ? Je lui ai proposé de venir cet été, de louer une maison en Provence, et elle ma répondu : «Pourquoi jirais ? Madeleine est là, nous jardinons ensemble.» »
Élodie se tut un instant, puis éclata dun rire amer.
« Et pourtant, je lui envoyais de largent chaque mois. Cinq cents euros. «Au cas où», je disais. Je croyais lui faciliter la vie. »
« Nenvoie plus rien, » déclara Théo dun ton ferme. « Si la voisine est si proche, quelle laide. »
« Théo, ne dis pas ça ! Cest ma mère. »
« Ta mère, qui ta humiliée ? Élodie, réveille-toi ! Une mère normale ne parle pas ainsi à sa fille. »
Élodie se leva et sapprocha de la fenêtre. Dans la cour, des enfants jouaient, leurs rires lui parvenaient, mais ils lui semblaient lointains, étrangers.
Madeleine était en effet une bonne voisine. Veuve, elle habitait lappartement dà côté, ses enfants vivaient en Corse et ne passaient la voir quune fois par an. Élodie se souvenait delle depuis lenfance tante Madeleine, stricte, leur faisait toujours des remarques quand ils faisaient du bruit dans lescalier. Et maintenant, la voilà devenue « plus chère quune fille ».
Le téléphone sonna. Élodie regarda lécran maman.
« Ne réponds pas, » dit Théo.
« Et si quelque chose nallait pas ? »
« Si quelque chose nallait pas, que ta «chère» voisine appelle. »
Élodie décrocha malgré tout.
« Allô ? »
« Élodie, pourquoi tu as raccroché ? On était en train de parler. »
« Maman, cest toi qui as raccroché. Après mavoir parlé de la voisine. »
« Ah, ça » Une pointe dagacement perça dans sa voix. « Jai dit la vérité. Madeleine est là, tous les jours, tandis que toi, tu es à Paris. Quand jai eu ma crise dhypertension, qui a appelé le médecin ? Madeleine. Et toi, où étais-tu ? »
« Maman, jétais au travail ! Je ne savais pas ! Tu ne mas pas appelée ! »
« À quoi bon tappeler si tu ne viens pas ? Tu as ton travail, tes grandes occupations. »
Élodie sentit les larmes lui monter aux yeux. Dans la voix de sa mère, elle reconnaissait de vieilles rancœurs quelle croyait oubliées.
« Maman, veux-tu que je vienne demain ? Je prendrai un jour de congé. »
« Non ! Je nai pas besoin de toi ici. Madeleine maccompagne chez le médecin demain. Toi, tu serais trop occupée à regarder ton téléphone ou à inventer des excuses. »
Élodie tressaillit comme si elle avait reçu un coup.
« Daccord, maman. Comme tu veux. »
« Ah, au fait, » la voix de sa mère devint soudain pratique, « ne menvoie plus dargent. Madeleine dit que cest mal, que les enfants achètent leur conscience avec de largent. Je me débrouillerai seule. »
Élodie ne répondit pas. Dans le combiné, elle entendit des bruits de fond, puis la voix de sa mère, mais cette fois, elle ne lui parlait plus :
« Madeleine, cest quoi ce médicament que tu mas apporté ? Pour lestomac ? Merci, ma chérie »
« Cest bon, jai raccroché, » murmura Élodie dans le vide avant déteindre son téléphone.
Théo passa un bras autour de ses épaules.
« Elle ne réalise pas ce quelle dit. Peut-être quelle a vraiment un problème. »
« Si, elle réalise. Parfaitement. » Élodie sécarta. « Je suis devenue une étrangère pour elle. Tu sais, quand jétais à luniversité, elle me disait déjà : «À quoi bon faire des études ? Marie-toi, fais des enfants.» Et quand jai commencé à travailler, cétait pareil : «Tu penses quà ta carrière, tu oublies ta famille.» »
« Élodie, mais tu lappelais toutes les semaines ! »
« Oui. Et à chaque fois, jentendais que jétais une mauvaise fille. Que je venais trop rarement, que mes cadeaux nétaient pas bien, que je ne passais pas assez de temps avec les enfants. Et maintenant, il y a Madeleine. »
Élodie sassit, épuisée, et passa une main sur son visage.
« Tu sais ce qui est le plus dur ? Je voulais vraiment quelle vienne vivre avec nous. Pas en Provence ici, à Paris. Je lui aurais préparé une chambre, arrangé tout pour quelle soit bien. Et elle La voisine est plus proche. »
Les enfants dÉlodie, les jumeaux Antoine et Camille, dix ans, firent irruption dans lappartement, leurs cartables claquant, discutant bruyamment de leur journée décole.
« Maman, quand est-ce quon va chez mamie ? » demanda Camille. « Tu avais dit pendant les vacances. »
Élodie regarda sa fille, cherchant ses mots.
« Je ne sais pas, ma chérie. Peut-être que nous nirons pas. »
« Pourquoi ? » sétonna Antoine. « Et le cadeau quon a préparé ? »
Pendant lété, ils avaient confectionné un album photo pour leur grand-mère, rassemblé leurs dessins, et Camille avait même brodé un mouchoir en cours de couture. Tout attendait dans une jolie boîte, prêt pour le voyage à Lyon.
« On lui donnera plus tard, » murmura Élodie.
« Maman, tu es malade ? » Camille sapprocha, scrutant son visage. « Tu as les yeux rouges. »
« Non, je suis juste fatiguée. »
Théo emmena les enfants dans leur chambre, leur expliquant à voix basse que « mamie ne se sentait pas très bien », que « maman était triste », et quils partiraient « plus tard ».
Le soir, une fois les enfants couchés, Élodie resta longtemps dans le salon, feuilletant de vieilles photos. La voilà petite, avec sa mère dans la maison de campagne de son grand-père. Sa mère, jeune et belle, riant, la serrant dans ses bras. Une autre où elles cuisinent ensemble Élodie a huit ans, couverte de farine, mais radieuse. Et encore une, le jour de son bac sa mère, fière, à côté delle, qui venait dobtenir une mention très bien.
Quand tout avait-il changé ? Après la mort de son père ? Ou plus tôt ?
Il était parti il y a cinq ans, et depuis, sa mère nétait plus la même. Renfermée, susceptible, toujours mécontente. Élodie avait cru que cétait le chagrin, quavec le temps, ça passerait. Mais le temps avait passé, et sa mère lui était devenue de plus en plus étrangère.
« À quoi penses-tu ? » demanda Théo en sasseyant près delle.
« Que je suis sans doute une mauvaise fille. »
« Absurde ! Tu lappelles toutes les semaines, tu lui envoies de largent, tu viens la voir quand tu peux. Que veut-elle de plus ? »
« Que je vive à côté. Que je sois toujours là. Comme cette Madeleine. »
« Et ton travail ? Les enfants ? Notre famille ? »
Élodie haussa les épaules.
« Pour elle, ça ne compte pas. Seul importe que je sois loin. »
Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, ce nétait pas sa mère, mais un numéro inconnu.
« Allô ? »
« Bonjour, cest Madeleine, la voisine de votre mère. Vous êtes bien Élodie ? »
« Oui, cest moi. »
« Il faut que vous veniez. Votre mère Elle ne va pas bien. Après votre conversation, elle na pas cessé de pleurer. Je ne sais plus quoi faire. »
La gorge dÉlodie se serra.
« Quest-ce quelle a ? »
« Elle pleure et répète sans cesse : «Jai blessé ma fille, jai blessé ma fille.» Jai essayé de la calmer, lui ai préparé du thé, mais elle nécoute rien. Elle dit que vous ne lui parlerez plus jamais. »
« Madeleine, est-ce quelle elle a des problèmes de santé ? Une maladie ? »
« Mais non, voyons ! Geneviève a toute sa tête. Elle regrette simplement. Elle dit quelle a été stupide, quelle a dit des choses quelle ne pensait pas. Elle vous aime beaucoup, mais ne sait pas lexprimer. »
Élodie sentit lamertume dans son cœur se dissoudre lentement.
« Dites-lui que je v







