**Journal de Pierre 15 Octobre**
Assise sur le balcon, Élodie observait sa belle-mère avec un pincement au cœur. La vieille dame était là, seule sur le banc devant limmeuble, plongée dans lobscurité. Devait-elle lappeler ? Mais si elle le faisait, Jeanne Lefèvre ne ferait que lever les yeux et secouer la tête, murmurant quelle voulait encore profiter de lair frais. Jeanne ne sortait que lorsque le banc était vide ; les conversations des autres retraitées factures, prix exorbitants des courses lui échappaient. Elle avait passé toute sa vie à la campagne et, depuis deux ans, vivait chez son fils et sa belle-fille.
« Elle saffaiblit, maman », soupira Élodie en se tournant vers son mari. « Il est temps dexaucer son vœu. »
« Encore un peu de patience, tout nest pas prêt pour quelle déménage », répondit-il.
Deux ans plus tôt, la maison de Jeanne avait brûlé, ne laissant que des cendres. La grange, le poulailler, la petite serre tout avait été en proie aux flammes. Ce jour-là, elle était au marché, vendant ses légumes du jardin. Une étincelle, un appareil oublié ? Peu importe : le vent avait attisé le brasier. Quand elle était revenue, il ne restait plus rien. Les voisins se souvenaient encore de cette femme éperdue, courant parmi les décombres noircis, le visage couvert de terre et de larmes. Sans famille proche, seule ses poules avaient péri. Mais cette maison, cétait toute sa vie.
Après son attaque, son fils Thomas et Élodie lavaient recueillie. Longtemps alitée, elle avait fini par retrouver un peu de mobilité.
« Repose-toi encore, maman, trop marcher te fait mal », disait Élodie.
« Non, je dois me remettre, puis je rentrerai chez moi », répondait Jeanne.
On la croyait confuse. Se souvenait-elle encore de lincendie ? On lui posait des questions avec précaution.
« Vous pensez que jai perdu la tête ? », rétorquait-elle, amère. « Non, je sais que ma maison a brûlé. Mais je compte vivre chez Margot, ma voisine. Elle est seule, je laiderai, économiserai ma retraite, et reconstruirai petit à petit. Je sais que vous nêtes pas riches, et puis, Camille a besoin de sa chambre. Je suis de trop ici. »
Personne nosait lui dire que Margot était morte depuis des mois, et que sa maison était déjà lobjet de disputes familiales. Ils redoutaient une nouvelle attaque. Margot était sa plus proche amie, la seule qui comptait encore. Sa sœur cadette, Colette, vivait dans le Nord, un climat trop rude. Et ses deux fils Thomas et le cadet, Baptiste, toujours en mer, mécanicien sur un cargo.
Ce qui pesait le plus à Jeanne, cétait de vivre dans la chambre de sa petite-fille Camille, étudiante qui ne pouvait même pas recevoir ses amies.
« Mamie, aujourdhui, on se voit en ligne ! », lui expliquait Camille.
« Cest ça, discuter ? », sétonnait Jeanne. « On ne prend même plus le thé ensemble. »
Elle se sentait un fardeau. Elle tentait daider dans les tâches ménagères, mais sa main gauche restait faible. Quand elle avait appris la mort de Margot, elle avait pleuré longtemps avant de déclarer :
« Ne men veuillez pas, mais jai décidé : placez-moi dans une maison de retraite. Thomas, tu as ma procuration, tu peux tout gérer. Vends mon terrain si besoin. »
La famille sétait insurgée, mais peu à peu, Jeanne les avait convaincus. Thomas avait fait mine de soccuper des démarches, prétendant avoir vendu le terrain, mais les formalités traînaient. Il avait même glissé de largent au directeur, mais rien navançait.
Un soir, Jeanne rentra de sa promenade et annonça :
« Thomas, si tu ne memmènes pas lundi, jirai seule ! Jexigerai ma place, lÉtat doit mhéberger ! »
Thomas disparut tout le week-end. Le dimanche soir, il chuchota avec Élodie avant dannoncer à sa mère de faire ses valises tout était arrangé avec le directeur.
Le lendemain, ils prirent la vieille Peugeot. Jeanne fronça les sourcils : pourquoi prenaient-ils la route de son village ?
« La route est coupée, on doit faire un détour », mentit Thomas.
Les paysages familiers défilèrent. Jeanne ferma les yeux, ne supportant pas de voir son ancien terrain. La voiture ralentit, franchit un portail Et là, devant elle, se dressait une nouvelle maison en brique rouge, avec, sur le seuil, sa sœur Colette, souriante. Le monde sembla vaciller.
Quand Jeanne reprit ses esprits, Thomas lui expliqua tout :
« On na jamais vendu le terrain. On a contracté un prêt, Baptiste a envoyé de largent. Trois chambres, une cuisine, une véranda Tout est à toi. Et à tante Colette elle est là depuis six mois. Elle aussi tattendait. »
Jeanne pleura, rit, serra chacun dans ses bras. Qui aurait cru à une telle surprise ? Elle avait failli gâcher tout cela. Mais quelle joie, dêtre si aimée.
**Leçon du jour :** Parfois, ceux qui se sentent de trop sont ceux quon chérit le plus. La patience est une vertu, mais lamour, lui, ne demande jamais dattendre.







