Je téléphone à mon amie, et c’est sa fille qui décroche.
« Élodie, dis-je, passe-moi ta maman. »
« Je ne peux pas, répond lenfant. Maman a emmené mamie acheter des chaussures de sport et un jean à taille élastique. Mamie part bientôt en croisière. »
Je faillis laisser échapper un juron, retenu de justesse en présence de la petite. Parce que la mère de mon amie, jusquà récemment encore, traînait les pieds et ne dépassait guère le banc du square. Et puis, elle ne cessait dévoquer dune voix tremblotante sa fin prochaine, surtout devant les invités. Alors, ma copine Aurélie a eu lidée de la distraire de ces pensées lugubres qui plombaient lambiance familiale.
Au printemps, elle avait entendu parler dun voyage organisé pour les seniors : Paris et ses alentours, avec tout prévu transports, assistance médicale, et même des aides pour porter les valises ou les mamies elles-mêmes.
Sa mère, il faut lui rendre cette justice, résista longtemps. Elle comprenait fort bien quon voulait lexpédier à Paris pour dix jours. « Si je dois mourir, autant que ce soit loin de chez moi, non ? » finit-elle par lâcher. Mais elle se laissa convaincre, surtout quand sa complice de diagnostics et de remèdes maison annonça quelle aussi rêvait de voir la Ville Lumière. Après tout, mourir à deux, cest plus gai.
Bref, on emmena les deux dames lune de soixante-quinze ans, lautre de soixante-dix-sept , on leur recommanda de bien se tenir et de résister aux tentations, puis on les confia, à laéroport, à une équipe dévouée chargée demmener ce petit bataillon de retraitées samuser en Europe.
Le voyage fut merveilleux. Chaque jour, la mère appelait avec le portable quon lui avait fourni et, pendant une bonne heure, détaillait les repas et les visites des monuments.
Cependant, un petit souci surgit : la constipation la frappa en plein séjour. Rien détonnant âge, nourriture dhôtel, dépaysement Mais aborder le sujet avec léquipe daccompagnage lui sembla embarrassant. Elle préféra entrer dans une pharmacie den face pour y acheter un lavement.
Létablissement, petit mais typiquement parisien, regorgeait de flacons, crèmes et appareils médicaux obscurs, certains en libre-service. Elle parcourut les rayons, scrutant les étagères à la recherche de lobjet voulu. Trois fois, elle en fit le tour, palpant des accessoires qui, vaguement, y ressemblaient bien que dune forme pour le moins fantaisiste. Mais Paris est Paris, la civilisation même !
Pendant ce temps, le pharmacien, intrigué, lobservait avec un mélange deffroi et de respect. Pour lui venir en aide, il tenta : « Puis-je vous aider, madame ? Parlez-vous français ? English ? Deutsch ? »
La mamie, elle, maîtrisait quelques mots dans chaque langue : « Bonjour » en français, « Hi » et « Bye » en anglais, « Kaputt » en allemand. Insuffisant. Alors, elle se mit à mimer son besoin : une tape sur les fesses, puis des gestes pour décrire quelque chose de rond et allongé.
Les yeux du pharmacien sécarquillèrent. Il lui fit signe de ne pas bouger, séchappa et revint avec un vieil homme à lallure dun commissaire Maigret béret, pipe et tout. Et qui parlait russe ! Un descendant démigré blanc, sans doute, qui prenait son café-croissant en lisant le journal au bistrot dà côté.
On découvrit alors que létablissement nétait pas une pharmacie mais un sex-shop. Le faux pharmacier, excité, expliqua que la dame cherchait « quelque chose de spécial ». Laristocrate devait servir de traducteur.
Quand la mamie comprit où elle était, au lieu de soffusquer ou de fuir, elle demanda, curieuse : « Et ça, cest pour quoi ? Et ça ? » Certaines choses dépassaient même les connaissances du traducteur. Alors, le « pharmacien » leur fit une visite guidée.
Avec un mépris royal, elle conclut : « Décadents. Incapables de faire les choses naturellement. Nous, on sen passait très bien, de tous ces gadgets. Et pourtant, on y arrivait, nest-ce pas ? »
« Absolument, madame », approuva larrière-neveu du général, ébahi.
Au final, la mamie revint de Paris avec bien plus que des souvenirs. Elle sétait liée damitié avec le vieil émigré. Depuis, ils sécrivaient, sappelaient et projetaient maintenant une croisière, aux Antilles ou aux Bahamas.
« Cest un cauchemar, se plaint Aurélie au téléphone. Les enfants de ce type nous appellent, furieux, disant que leur père est trop vieux pour ces frasques. Je leur rétorque de surveiller leur grand-père : cest lui qui entraîne maman ! Tu parles dun cirque »
Pendant que les familles sécharpent, les deux tourtereaux bouclent leurs valises, achètent chaussures de sport et jeans élastiques. En avant pour la croisière !







