Tout a commencé en quatrième, quand la prof a décidé de changer les places de la classe. Moi, Élodie Moreau, éternelle moyenne et boute-en-train du groupe, me suis retrouvée à côté de Théo. Théo Laurent. Le premier de la classe, si calme, si distant létoile inaccessible du collège.
Il venait dun autre monde. Chemise impeccable, résolvait les équations comme on respire, avec ce regard tranquille de quelquun qui a déjà compris le monde. Moi, cétait linverse. Mon royaume, cétait les fêtes du samedi soir, les fous rires jusquaux larmes et les bavardages interminables au fond de la salle. Les cours ? Très peu pour moi.
Au début, silence total. Lui plongé dans ses manuels, moi griffonnant des dessins dans la marge. Jusquau jour où, devant un exercice de maths désespérément bête, jai lancé mon stylo.
« Ça ne va pas ? » a-t-il murmuré.
Jai soupiré, découragée. Sans un mot, il a pris mon cahier, aligné quelques chiffres avec soin, et me la rendu :
« Regarde. Il fallait juste factoriser. »
La glace était brisée. Il sest mis à maider. En maths, en physique, en rédaction. Jai découvert un autre Théo pas le rat de bibliothèque ennuyeux, mais un garçon patient, drôle, étonnamment profond. Après les cours, il mexpliquait les lois de Newton comme si cétait une histoire daventure.
Je suis tombée amoureuse. Follement, définitivement. Et bientôt, jai cru voir quil ressentait la même chose. Ses sourires se faisaient plus fréquents, ses blagues timides apparaissaient. Un soir, en me raccompagnant, il a même murmuré : « Élodie le monde est plus lumineux avec toi. »
Cest là que mest venue lidée la plus folle : devenir son égale. Je voulais quil soit fier de moi. Une semaine plus tard, je lui ai annoncé que je visais les félicitations.
Théo a levé un sourcil :
« Sérieusement ? »
« Absolument. Mais sans toi, cest mort. Tu seras mon répétiteur ? »
Il a accepté. Chez lui, les amis étaient interdits on a donc bossé chez moi. Dabord un jour sur deux, puis tous les jours. Théo était un prof exigeant, inflexible. Finies, les soirées entre copines. Parfois, javais envie de tout lâcher, mais il disait : « Tu es forte, Élodie. Tu peux y arriver. » Alors je continuais, motivée par mon objectif et par mon amour pour mon prof.
Le jour du brevet, la principale ma remis mon diplôme avec une seule mention « bien » en physique et cette fameuse récompense. Jai croisé le regard de Théo : il y avait tant de fierté, de tendresse, que jen ai eu le souffle coupé. Ce soir-là, pendant notre danse, il ma chuchoté : « Je tadmire. Tu peux tout réussir, Élodie Moreau. »
Le bonheur était à portée de main.
Mais une personne, elle, me voyait comme une menace pour lavenir de son fils. Sa mère, Édith Laurent, veuve dun pilote militaire, ladorait plus que tout. Dos droit, regard froid, coiffure toujours impeccable. Je me demandais souvent : faisait-elle elle-même ce chignon parfait, ou allait-elle chez le coiffeur chaque matin ? Je nai jamais osé demander.
Dès le début, elle ma ignorée, ne répondant même pas à mes bonjours quand on se croisait. Bien sûr, elle savait pour Théo et moi, mais faisait comme si je nexistais pas. Je me souviens de ce dîner chez eux, avant le brevet. Théo, gêné, mavait invitée « Maman veut te parler ».
La nappe amidonnée, les couverts brillants. Édith travaillait au tribunal, et sa conversation ressemblait à un interrogatoire :
« Élodie, tes parents font quoi dans la vie ? Ah, à lusine Vous êtes combien ? Lappartement est à vous ? Je comprends que tu travailles bien, mais le lycée, cest plus sérieux. Théo doit se concentrer sur ses études, pas sur les distractions. »
Jai tenté de plaisanter, parlant de mon rêve de devenir prof grâce à Théo, jétais prête. Mais je me sentais comme une moue prise au piège. Son regard disait clairement : « Tu nes pas de son niveau. » Théo a essayé de me défendre : « Maman, arrête. » Mais cétait dit dune voix faible, presque enfantine. Pour elle, il restait son petit garçon à protéger.
Après le collège, Théo est parti à Paris, intégrant une prestigieuse école militaire comme son père. Moi, je suis restée en province pour des études denseignement. Il ma écrit deux lettres, pleines damour et despoirs. Mais le destin en a décidé autrement. Jai découvert que jattendais un enfant. Oui, conçu cette première et dernière nuit ensemble.
Jai écrit tout de suite à Théo. Cest sa mère qui a répondu. Dun ton sec, elle ma expliqué que son fils devait se consacrer à ses études, puis à sa carrière, que lenfant était ma responsabilité, et que sa famille ne pouvait se permettre un tel scandale. En bas, une ligne de sa main : « Élodie, pardonne-moi. Je ne peux pas aller contre eux. »
« Lâche », ai-je pensé. Et jai compris quil était temps de grandir. Je nai pas cherché à le revoir, malgré mes premiers plans. Plus de lettres, plus de contact. La fierté et la colère ont étouffé lamour. Mes parents, eux, mont soutenue. Dans les années 80, être mère célibataire était un scandale, mais ma mère ma serrée dans ses bras : « Les enfants conçus dans lamour sont toujours beaux et heureux. » Elle avait raison.
Mon fils est né une semaine avant mes 18 ans. Je lai appelé Loïc, lui ai donné mon nom, laissant vierge la case « père ». Bien sûr, jai vécu chez mes parents. Je croisais parfois Édith, qui ne ma jamais regardée. Elle sétait convaincue que Loïc nétait pas son petit-fils. Mais nous avons décidé de ne rien prouver, ne rien demander. « On ne force personne à nous aimer », disait ma mère. Jétais daccord.
Grâce à eux, jai suivi des cours de coiffure, monté peu à peu ma clientèle. Plus tard, mon père a pris un prêt pour mouvrir un salon. La vie a continué. Loïc et moi avons eu notre propre appart. Puis jai rencontré Julien, qui nous a aimés, Loïc et moi. Nous sommes partis en Suisse, avons eu une fille.
Loïc, sérieux et déterminé, a hérité du meilleur de nous : lintelligence de son père, mon énergie. Brillant avocat, sa carrière a décollé. Jétais fière, heureuse. Mais parfois, la nuit, une étrange mélancolie me prenait, pour cette autre vie possible avec Théo.
Lui, ça a été différent. Je lai su par bribes. Il a brillé à lécole, mais sa carrière militaire a échoué. Trop droit, trop inflexible, il na pas su jouer le jeu des réseaux. Licencié après un conflit, il est rentré au pays. Il a enchaîné les métiers policier, ingénieur, assureur sans jamais trouver sa place. Il ne sest jamais marié. Après la mort dÉdith, il a vécu seul dans leur vieil appart, transformé en tombeau de ses rêves perdus. Il na jamais vu Loï







