Parfois, je contemplais mon bureau en me disant : ‘C’est moi qui l’ai fait.’ Mais au fond, une part de moi attendait toujours qu’on me rappelle à la maison.

**Journal dun homme qui a survécu**

Parfois, je regardais mon bureau et je me disais : « Cest moi qui ai bâti tout ça. » Pourtant, au fond de moi, il restait ce garçon qui attendait quon le rappelle à la maison.

On ma mis à la porte à quinze ans. Sans valise, sans cris, comme au cinéma. Un jour, ma mère ma simplement regardé comme si jétais un étranger et a murmuré : « Théo, cest mieux ainsi. Tu nas pas ta place ici. »

Je me tenais dans notre cuisine étroite, où traînaient des odeurs de pot-au-feu et de quelque chose daigre. Le sol semblait se dérober sous mes pieds, tandis que je fixais ses mainsfines, aux ongles rongésqui tiraient nerveusement sur le bord de son tablier. Elle ne pleurait pas. Seuls ses yeux étaient vides, comme un poste de télévision éteint.

Avant cela, jétais un garçon comme les autres. Nous vivions dans un deux-pièces en banlieue, où le papier peint se découpait aux angles et où lentrée sentait éternellement lurine de chat.

Je ramenais des bonnes notes de lécole, je réparais les prises quand elle me le demandait, je faisais la vaisselle.

Jespérais entendre un jour : « Cest bien, Théo. » Mais ça, cétait avant Laurent. Le nouveau compagnon de ma mère a fait irruption dans nos vies comme un char dassaut.

Quand Élodie est néeleur enfant commune, je suis devenu une ombre. Elle était leur « vraie » fille : chaussons roses, sourires, photos sur le frigo. Moi, jétais de trop.

Le soir, je me réfugiais dans lescalier, masseyais sur une marche froide et écoutais lascenseur gronder. Là, je pouvais respirer. À lintérieur, lair était tendu comme un ressort prêt à céder. Je savais que ça finirait par craquer.

Et ça a craqué.

« Où est passé largent de mon portefeuille ? » Laurent bloquait la porte, brandissant son vieux portefeuille comme une preuve. Deux cents eurosune somme dérisoire, mais pour lui, cétait un trésor.

Jai juré que je navais rien pris. Il a plissé les yeux : « Ne mens pas. » Ma mère est restée silencieuse. Puis, presque dans un murmure : « Théo, avoue. On ne veut pas appeler la police. » Je la regardais sans la reconnaître. Où était la femme qui me caressait les cheveux quand jétais malade ?

Je nai rien dit. Jai fourré quelques t-shirts, des cahiers et un vieux lecteur MP3 à lécran fissuré dans mon sac. Et je suis parti. La porte sest refermée derrière moi comme un coup de feu.

Linternat ma accueilli avec des lits métalliques grinçants, lodeur de leau de Javel et le froid des murs en béton. Ici, personne ne jouait à la famille.

Les plus grands me testaient : un coup dépaule dans le couloir, des chaussures cachées. Un jour, jai trouvé une souris morte dans mon lit. Je nai pas crié, je ne me suis pas plaint. Je lai jetée et jai retenu une leçon : ici, seuls les plus rapides et les plus malins survivent. Je le suis devenu.

Jai appris à me taire, à deviner qui mentait et qui allait craquer. Mais quelque chose continuait de me ronger, comme une douleur quon oublie déteindre.

À linternat, il y avait une salle informatiquedes ordinateurs qui ronronnaient comme des tracteurs et qui plantaient sans raison. Cest là que jai vu du code pour la première fois. Des lignes où chaque mot avait un sens. Cétait comme de la poésie, mais mieux : ça fonctionnait.

Jy passais des nuits, jusquà ce que les éducateurs me renvoient. Le prof dinformatique, Monsieur Lefèvre, la remarqué. Chauve, toujours une tasse de café à la main et les yeux fatigués.

Un jour, il ma lancé un livreun vieux manuel de C++. « Tiens, lis ça. Peut-être que tu ten sortiras. » Jai lu. Jai écrit mes premiers programmes : une calculatrice, puis un petit jeu où un carré courait sur lécran. À chaque fois que le code marchait, quelque chose sallumait en moi. Comme si quelquun me disait enfin : « Tu en es capable. »

À linternat, je me suis lié damitié avec Mathisun gamin maigre avec une tignasse en bataille. Il riait de tout, même de lui-même.

Une fois, il a volé un pain à la cantine et la partagé avec moi. On sest assis sur le rebord de la fenêtre, mâchant en rêvant de devenir rockstars.

Lui voulait une guitare. Moi, une vie normale. Il na pas fini linternatil a traîné avec une mauvaise bande, puis a atterri en prison. Mais ce pain, je men souviens. Cétait une promesse : je nétais pas seul.

Jai eu mon bac avec mention. Pas pour les félicitationsjuste pour prouver que je nétais pas un déchet.

Jai intégré une école dingénieurs dans une ville voisine. Le dortoir sentait la frite, leau de Cologne bon marché et les chaussettes sales.

Je vivais avec ma bourse et des petits boulots : livreur, plongeur. La nuit, je codais des sites pour trois fois rien.

Ma première commandeun site pour un garagema rapporté deux cents euros. Je me suis acheté des baskets et une pizza. Jai souri jusquà en avoir mal aux joues. Cétait *mon* argent.

À lécole, jai trouvé des amis. Antoine, fan danime, trimballait toujours son ordinateur et mapprenait lanimation.

Clémence, une rousse au rire tonitruant, ma appris à faire une omelette qui ne colle pas. Ils étaient les premiers à me voir comme une personne, pas comme une ombre. Mais je gardais mes distances. Javais peur quils disparaissent, eux aussi.

À trente ans, javais ma boîte. Petite, mais à moi. Un bureau en centre-ville, une machine à café qui ronronnait comme les vieux ordis de linternat. Une équipe de dix personnes qui croyait en moi. Et moi en eux.

On faisait des sites, des applis, même un start-up pour des cours en ligne. Parfois, je regardais mon bureau en me disant : « Cest moi qui ai fait ça. » Mais ce garçon dans lescalier attendait toujours.

Un jour, une journaliste ma interviewé. « Théo, comment en êtes-vous arrivé là ? »

Je lui ai tout raconté. Ma mère qui a choisi Laurent. Laurent qui me voyait comme une menace. Linternat, linformatique. Larticle est sorti avec le titre : « De lorphelinat à la réussite. » Je lai lu en pensant : « Orphelin ? Peut-être. »

Une semaine plus tard, une enveloppe est arrivée au bureau. « Pour Théo. De la part de ta mère. » Dedans, quelques lignes :

« Je suis fière de toi. Pardonne-moi. Laurent est malade. Élodie est au chômage. On a du mal. Je veux te voir. Pas pour largent. Ta mère. »

Jai regardé ce papier, le cœur vide. Ni colère, ni douleur. Juste un froid, comme si on avait coupé le courant en moi. Jai tourné mon stylo, contemplé la ville.

Pourquoi ? Qu

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Parfois, je contemplais mon bureau en me disant : ‘C’est moi qui l’ai fait.’ Mais au fond, une part de moi attendait toujours qu’on me rappelle à la maison.
Cœur de Maman