Il était une fois une histoire simple, presque banale, dirions-nous : ils avaient étudié ensemble depuis le cours préparatoire, et en classe de seconde, ils tombèrent amoureux. Leur idylle sépanouit durant ces deux dernières années de lycée, charmant tous ceux qui les connaissaient, car tous deux étaient beaux, et leur amour semblait pur et élevé. Tout le monde était convaincu quils se marieraient après le baccalauréat, ce nétait quune question de temps. Théo et Élodie.
Théo croyait fermement en cet avenir, avec la certitude dun serment scout. Et Élodie ne doutait jamais de lui, comme on ne doute pas du son des cloches de Notre-Dame à minuit le soir de Noël
Moi, leur professeur principal, je les aimais bien tous les deux. Théo était déterminé, marchant dun pas sûr vers son but. Il rêvait de devenir avocat et excellait en histoire et en philosophie. Élodie, quant à elle, devait être « la plus grande écrivaine française de tous les temps », comme Théo le disait. Elle écrivait sans cesse des romans chevaleresques, que Théo lisait en premier. Jétais toujours le deuxième lecteur, car jenseignais la littérature, et bien sûr, le français aussi
Dans ces romans, il y avait tout : des amours déchirantes, si intenses quElle renonçait à tous les biens du monde, tandis que Lui combattait sans relâche ceux qui voulaient la lui arracher. Il y avait des châteaux forts, des ponts suspendus au-dessus des abîmes, des mères cruelles et des pères tyranniques, aveugles au bonheur véritable de leurs enfants. Mais à la fin, « les sortilèges sévanouissaient » et, contre toute attente, dans lultime chapitre, Elle mourait. Ou Lui. On se réjouissait de la victoire de la Vérité, mais le cœur restait lourd, car cette Vérité arrivait toujours trop tard, même si elle triomphait
Malgré ces récits fleuris, Théo et moi avions foi en Élodie. Lui, parce que son cœur et son regard semblaient à jamais rivés à elle. Moi, parce quau milieu de ces phrases luxuriantes, perçaient parfois des mots dune justesse rare. Des images même :
« … la croûte des feuilles mortes craquait sèchement sous les pas… »
« … les capuchons des moines, flottant lentement au-dessus de la foule, ressemblaient à des pains de sucre du péché… »
« … la porte bâilla lourdement, et tout retomba dans le sommeil matinal… »
Je men souviens encore aujourdhui
Mais toute chose a une fin. Ils quittèrent le lycée.
Élodie fut admise à la Sorbonne pour étudier la littérature sous la direction du grand Modiano. Parfois, elle minvitait à ses séminaires, et jeus même la chance dy croiser un ami de Le Clézio. Elle réussissait avec aisance, publiant dès la première année. Jétais fier delle. Et de moi aussi, car javais « discerné, protégé, nourri, fait grandir… ».
Théo, lui, nétait fier que delle. Chaque fois quun nouvel extrait paraissait, il venait me retrouver au lycée, sagitait sur sa chaise, se frottait les mains, me soufflant des passages à relire, des détails à ne pas manquer. Puis il me fixait droit dans les yeux et demandait : « Alors, quoi ? » Dans sa voix, il y avait tout : lémerveillement, lespoir, une jalousie craintive face à la critique, lamour, ladoration, tout ce qui palpite dans une âme haute, à peine âgée de vingt ans.
Pourtant, la mère de Théo détestait Élodie. Je ne sus jamais pourquoi. Elle œuvra sournoisement pour briser leur amour, avec une telle subtilité que ni Théo ni Élodie ne sen aperçurent. Elle ne me sollicita jamais, sachant que je ne serais pas son allié. Mais elle restait aimable avec moi, trop même. Comme si lon vous servait un thé déjà sucré, avec de la confiture, du sirop, une boule de glace, puis quon vous offrait encore des bonbons, du miel Une générosité qui frise la cruauté.
Cest ainsi quelle réussit : Théo partit étudier le droit en Angleterre, à Oxford. Élodie me lapprit la première. Elle vint au lycée, le regard trouble comme celui dune voyante, et mannonça la nouvelle dune voix tragique, digne dune héroïne de Dostoïevski.
Puis elle soupira, ajoutant que cela ne changeait rien. Dès que Théo obtiendrait son diplôme, ils se marieraient. Ce départ était même une chance : « Jai un contrat avec une maison dédition, et des dettes à la fac. Maintenant, jaurai le temps de my atteler. »
Tout redevint calme.
Ils étudièrent chacun de leur côté, aux deux extrémités de lEurope : lui un peu à gauche de Paris, elle un peu à droite, comme elle le disait en venant me voir. Mais ces visites se firent rares. Théo écrivait encore moins, trouvant la vie anglaise monotone.
Puis, un an plus tard, Élodie débarqua soudain pour minviter à son mariage. Avec un camarade de promo. « Il est en poésie », précisa-t-elle, comme si cétait là lobstacle majeur. Son regard me fit comprendre quil ne fallait rien demander. Et je ne posai aucune question, car je savais désormais comment la vie était faite
À quoi bon philosopher ? Vous comprenez bien.
Une citation de Camus, peut-être, conviendrait ici :
« Les cigales ont cessé de chanter pour ceux que jaimais, les blés mûrs ne leur murmurent plus rien, la rivière sans nom ne clapote plus sur les pierres du vallon. Tout est fini »
En effet, tout était fini. Un amour de plus sétait éteint. La « raison des adultes » lavait emporté. Une famille ordinaire était née. Bientôt, Théo en fonderait une autre
Élodie ne revint jamais. Elle déménagea avec son poète. Théo non plus ne reparut pas.
Et puis, hier
Je sortais du lycée après les cours. Un soir de mai, doux et lumineux, tout semblait jeune et vibrant. Quelle beauté, mon Dieu !…
Cest alors que Théo sapprocha. Mûri, vieilli. Je le reconnus aussitôt, bien que seize ans aient passé.
« Bonjour. Je vous attendais Oui, tout va bien, merci. Marié, deux filles. Ma femme ? Jai mon cabinet davocats Mais Élodie Son mari est mort. Cela fait neuf jours aujourdhui. Elle est seule, avec sa fille Venez, jai la voiture. »
Son regard me disait encore une fois de ne rien demander. Et je nai rien demandé, car je savais désormais, sans aucun doute, comment la vie était faite.







