**Journal intime**
«Occupe-toi des choses sérieuses au lieu de gribouiller comme une idiote !» cracha-t-il. Il ignorait que javais vendu anonymement lune de mes « gribouillis » pour un million.
Lodeur de la peinture, âcre et douce, était celle de la liberté.
Sébastien Pierre Moreau, mon mari, détestait cette odeur. Il se tenait sur le seuil de mon petit atelier, qui nétait en réalité quun coin séparé du salon.
« Encore », soupira-t-il. Ce nétait pas une question.
Son costume griffé semblait une tache étrangère parmi mes toiles éclaboussées dacrylique. Il plissa le nez avec dégoût en regardant ma palette.
« Amélie, nous avions convenu darrêter ces gâchis le soir. Lodeur de solvant imprègne tout. Nous recevrons des invités samedi, que penseront-ils ? »
Je trempai silencieusement mon pinceau dans le carmin. Le rouge sétalait sur la toile, vivant et chaud comme du sang.
« Ce ne sont pas des gâchis, Sébastien. »
« Alors quoi ? » Il pointa mon œuvre presque achevée. « Des taches inutiles. Une toile gâchée. De largent jeté par les fenêtres. »
Son pragmatisme était comme une presse. Il écrasait tout ce qui était vif, lumineux, pour le réduire à du plat, du gris, du conforme.
« Cet espace pourrait servir intelligemment. Une étagère pour mes outils. Ou pour les pneus dhiver. Javais repéré un modèle parfait. »
Je traçai une ligne écarlate sur la toile. Elle était audacieuse, irrégulière, brisant la composition. Exactement ce que je voulais.
« Occupe-toi des choses sérieuses au lieu de gribouiller comme une idiote ! »
Ses mots tombèrent comme des pierres sales. Autrefois, ils blessaient. Creusaient des cicatrices invisibles.
Mais pas aujourdhui.
Aujourdhui, javais un bouclier. Invisible, infranchissable. Je me tournai lentement vers lui, le visage impassible. Il attendait des larmes, des excuses, des cris. Il neut rien.
« Je suis occupée, Sébastien. »
Il resta interdit, déconcerté par ce ton inédit, ferme, sans trace de soumission.
« Occupée à quoi ? À ruiner notre budget familial ? »
Je me détournai vers ma toile. Mon silence lirritait plus quune dispute.
Sur lécran de mon ordinateur, près du chevalet, brillait un message entrant dune galerie genevoise. Je ne lavais pas fermé avant son arrivée. Il était toujours là, lumineux, comme un phare.
« Chère Madame Laurent, nous sommes ravis de vous informer que votre œuvre *Souffle daoût* a été vendue aux enchères pour 40 000 euros. »
« Tu ranges tout ça demain », lança-t-il depuis le couloir. « Je fais venir un poseur détagères à onze heures. Sois là. »
La porte claqua.
Je pris mon pinceau le plus fin, le trempai dans le blanc et posai le dernier point sur la toile.
Ce fut le point de non-retour.
Le matin ne changea rien, et pourtant tout était différent.
Lair de lappartement sentait toujours le repas de la veille et le parfum coûteux de Sébastien. Mais je respirais autrement. Plus profondément.
Mon mari, comme dhabitude, était absorbé par sa tablette. Il buvait son smoothie vertsain, fade, comme sa vie. Il ne me regarda pas.
« Je rentrerai tard », annonça-t-il sans lever les yeux. « Ne prépare rien, je dîne avec des associés. »
Avant, jaurais acquiescé. Dit : « Daccord, chéri. »
Aujourdhui, je sirotai simplement mon café. Noir, amer, vrai.
Il leva les yeux, surpris par mon absence de réaction.
« Tu as entendu ? Le poseur vient à onze heures. Sois là. »
Je bus une gorgée.
« Daccord. »
Sébastien eut un grognement satisfait et replongea dans son monde numérique. Il avait obtenu ce quil voulaitla soumission. Il ne comprenait pas que je navais confirmé quune chose : je serais là. Rien de plus.
Dès quil fut parti, jouvris mon vieil ordinateur. Une autre vie sy cachait, sous mot de passe. « Amélie Laurent ». Mon pseudonyme.
Mon vrai nom. Mon nom de jeune fille. Celui sous lequel quelques amateurs mavaient connue.
Javais ouvert un compte à létranger un an plus tôt, après une dispute particulièrement violente. Par précaption. Jy avais mis les restes de lhéritage de ma grand-mèreune « broutille », selon Sébastien.
Cette « broutille » mavait permis de participer discrètement à des expositions en ligne.
Le virement prit dix minutes. Les chiffres à lécran ne menivraient pas. Ils me donnaient une assise. Solide, granitique.
À dix heures, mon téléphone sonna. Numéro inconnu.
« Amélie Laurent ? » Une voix masculine. Chaude, calme, légèrement rauque.
« Oui. »
« Je mappelle Théo Dubois. Je dirige la galerie qui a exposé votre œuvre. Dabord, félicitations. Ce fut un triomphe. »
Je restai silencieuse, sans savoir quoi répondre.
« Le collectionneur qui la acquise est une personnalité renommée. Il est enchanté. Et il souhaite vous commander une autre toile. Pour sa résidence. Le thème est libre. Il vous fait entière confiance. »
Ses derniers mots résonnèrent comme une musique.
« Je vais y réfléchir », parvins-je à dire.
« Bien sûr. Prenez votre temps. Mais sachez, Amélie, que ce que vous créez nest pas du gribouillage. Cest de lart. Et le monde doit le voir. »
Nous parlâmes encore dix minutes. De pigments, de lumière, de texture. Il comprenait. Il parlait ma langue.
Quand je raccrochai, on sonna à la porte.
Onze heures pile. La ponctualité, politesse des rois et des poseurs détagères.
Je regardai mon coin. Mes toiles, mes couleurs, ce désordre qui était mon ordre. Mon âme.
Et jallai ouvrir, un sourire énigmatique aux lèvres.
Le poseur était un jeune homme aux yeux fatigués.
« Bonjour, on ma dit quil fallait installer une étagère ici. Pour des outils. »
« Bonjour », répondis-je calmement. « Il y a eu une erreur. La commande est annulée. »
Il cligna des yeux, perplexe. « Annulée ? Votre mari a confirmé ce matin »
« Il sest précipité », souris-je. « Cet espace nest pas pour une étagère. Il nest pas fait pour ranger des objets. »
Je lui tendis un billet de cinquante euros. « Pour votre dérangement. »
Il hésita, mais prit largent. « Euh comme vous voulez. Bonne journée. »
Je refermai la porte et my adossai. Le premier pas était fait. Non pour me défendre, mais pour avancer.
Le reste de la journée, je ne cherchai pas datelier. Je savais où il était. Je lavais repéré six mois plus tôt, lors dune errance dans Paris pour fuir une nouvelle leçon de Sébastien sur « loptimisation fiscale ».
Un ancien loft dusine. De grandes fenêtres. Javais gardé la carte de visite.
Jappelai lagent. Je payai lacompte en ligne. Trois







