La porte ne sest pas ouverte tout de suite. Anne-Marie eut le temps de reprendre son souffle, mais la sueur continuait de couler sur son front, gluante, jusquà ses sourcils et larête de son nez. Derrière la porte, un cri de surprise, puis le cliquetis de la serrure, et enfin elle apparut, sa fille.
Maman ? Mon Dieu Comment tas réussi à porter toutes ces valises ? Et pourquoi ? Pourquoi tu nas pas prévenu que tu venais ?
Grande, le teint hâlé, un air désagréablement surpris cest comme ça que sa propre fille, Clémentine, laccueillait après plus dun an sans se voir. Quand est-ce que Clémentine venait les voir, eux, les vieux ? Jamais le temps ! Alors Anne-Marie, poussée par une inquiétude bien fondée, sétait résolue à faire ce long voyage.
Je les ai portées comme jai pu, ma Clémence, jai lhabitude, répondit la mère à lune des questions. Je ne pouvais pas venir les mains vides
Elle traîna péniblement les deux sacs dans lentrée. Clémentine ne songea même pas à laider, ou peut-être était-elle trop stupéfaite pour réagir. Finalement, elle se pencha pour saisir une des poignées et dégagea le passage.
Putain, tas embarqué un sanglier dans ce sac ou quoi ?
Sa voix était lisse, comme un galet poli, sans joie, juste de lagacement et de la confusion. Elle ne prit pas sa mère dans ses bras, se contenta de regarder lautre bagage une vieille valise gonflée à craquer, posée au milieu du parquet comme un artefact incongru dun autre temps.
Anne-Marie fit un petit pas en avant. Ses doigts, tremblants dépuisement, tripotaient nerveusement la boucle de sa ceinture.
Désolée, ma Clémence Jai préparé quelques petites choses. De la confiture pour notre petit Léo, de la tapenade, comme tu aimes. Tout vient du jardin, ton père et moi on a tout cultivé Sa voix tremblait encore de leffort, coupable.
Clémentine soupira, un son profond, chargé dune fatigue prémonitoire. Elle regarda sa mère sa robe froissée, son foulard de travers, les petites gouttes de sueur sur sa lèvre supérieure.
Anne-Marie, sans attendre de sasseoir, se laissa tomber sur le pouf en cuir blanc. Elle se tenait droite, à lancienne, les mains usées posées sur ses genoux. Le voyage lavait vidée. Le train avait mis dix-huit heures, et ensuite il avait fallu se faufiler dans le métro avec cette valise encombrante qui coinçait dans les tourniquets.
Mais comment faire sans ? Elle nétait jamais venue les mains vides. Jamais. Et encore moins maintenant, après plus dun an sans voir sa fille.
Tas changé de numéro, cest ça ? demanda Anne-Marie en regardant autour delle. Jai appelé pendant quatre jours, et rien. Ton père a fait de lhypertension dès le deuxième jour, et moi, le troisième, jétais à bout. Quand jai pas réussi le quatrième jour, jai dit : bon, allez, je prends un billet. Jai attendu trois jours, toujours pas de nouvelles, on était malades dinquiétude, et ensuite le trajet jusquà Paris Quest-ce qui sest passé avec ton téléphone ? On peut pas faire ça à ses vieux parents, Clémence. On a presque soixante-dix ans, tu te rends compte ? Et moi qui me suis trimbalée comme ça avec mes sacs.
Clémentine détourna les yeux. Son visage, dhabitude si sûr de lui, rougit légèrement. Elle toucha sa queue-de-cheval parfaite, ajusta une mèche imaginaire.
Tout va bien, maman. Jai changé dopérateur, cétait la foire, jai oublié de te prévenir Elle parlait vite, avalant les mots.
Le numéro de Léo non plus ne répondait pas.
On a tous changé. Cest moins cher comme ça.
Assise sur le pouf dur, Anne-Marie contempla sa fille malgré elle. Clémence Leur petite dernière, tant attendue, presque un miracle. Après deux garçons turbulents, une fille, dans laquelle ils avaient mis tout leur amour.
Ses pensées, comme toujours, se tournèrent vers ses fils. Laîné, Mathieu, était parti aux États-Unis pour le travail. Il appelait rarement, seulement pour les fêtes. Là-bas, il avait eu des enfants quAnne-Marie ne connaissait que par des photos sur son téléphone. Parfois, elle essayait dimaginer leurs voix, leurs rires, mais son esprit refusait de les dessiner clairement. Trop loin.
Maman, tes toute silencieuse. Tes pas bien ? La voix de Clémentine la tira de ses pensées tristes.
Non, ma chérie, je rêvassais. Je me remets du voyage. Anne-Marie sourit faiblement. Et Léo, il va bien ? Tout est calme ici ?
Il est au foot, il va rentrer dune minute à lautre. Tu veux te reposer ?
Tout à lheure. Apporte-moi un verre deau.
Dun pas mesuré, Clémentine partit vers la cuisine, laissant à Anne-Marie un moment pour ses souvenirs. Le deuxième, Julien, vivait à Lyon, pas loin, mais ils se voyaient rarement. Avec sa belle-fille, Élodie, ça navait jamais collé. La jeune femme était cassante, avec une langue acérée. Anne-Marie faisait des efforts : elle tricotait des robes pour ses petites-filles, cuisinait leurs tourtes préférées, apportait des conserves. Mais elle sentait bien que ce nétait jamais assez. La robe nétait pas à la mode, la tourte trop rustique. Elle ne disait rien, ne se battait pas. Elle avalait les vexations, souriait, et priait des fois pour que Julien soit heureux avec elle.
Mais cest pour Clémentine quelle sinquiétait le plus. Il y a huit ans, ils lavaient mariée à Thomas, un bon garçon travailleur du village dà côté. Tout aurait pu bien se passer, mais après la naissance de Léo, quelque chose sétait brisé. Elle était revenue chez eux avec le bébé, puis, layant laissé à eux et à son mari, avait filé à Paris pour étudier, travailler. Elle disait quelle étouffait à la campagne.
Et Léo, alors ? Il a bien grandi, jimagine, demanda doucement Anne-Marie en buvant une gorgée deau, le cœur serré.
Le visage de Clémentine sadoucit.
Il est énorme, maman. Un vrai grand. Son coach de foot le trouve doué. Mais
Elle se tut, tournant la tête pour ajuster un vase sur la console.
Mais des fois, il demande encore quand on ira chez mamie Anne et papi René à la campagne. Surtout quand il est trop fatigué ou malade. Il dit que chez vous, ça sent les pommes et les gâteaux, et quici ça pue les voitures.
Anne-Marie ferma les yeux. Elle se souvenait de toutes ces nuits où Léo, déjà repris par sa mère en ville, pleurait au téléphone en demandant à rentrer chez elle. Il ne pleurait plus maintenant. Elle se souvenait de son vieux René, fumant en silence sur le perron, essuyant discrètement une larme dhomme. Ils avaient donné à ce petit garçon toute leur tendresse modeste, et puis on lavait repris comme un objet. Sans rien pouvoir lui expliquer.
Il doit être avec sa mère, cest normal, se répétait Anne-Marie à lépoque, plus pour elle-même que pour son mari.
Dans le train, à regarder défiler les forêts, elle avait essayé dimaginer Léo. Comment était-il maintenant ? Sil tenait de son père Thomas était grand







