Bonjour, mon amour.

**Journal dun Père**

Ce matin, je me suis réveillé une minute avant que le réveil ne sonne. Une habitude qui me reste de larmée. Sans ouvrir les yeux, jai roulé hors du lit et enchaîné quelques pompes. Le sang a commencé à circuler, chassant les dernières traces de sommeil.

Je vais réveiller les garçons, Élodie.

Les « garçons », ce sont mes jumeaux de dix ans, endormis dans la chambre voisine. Deux copies réduites de moi, la bouche entrouverte, comme sils partageaient le même rêve. Le chauffage avait fait des siennes cette nuit, alors jai renoncé à notre jogging matinal. Jai contemplé leurs silhouettes déjà robustes.

À leur âge, jétais lexact contraire : maigre, maladroit, le dos voûté. Timide, ce que les autres prenaient pour de la lâcheté. Les études, ça allait, mais les moqueries des camarades étaient plus dures à encaisser. Je ne savais pas me défendre ; je savais que jétais plus faible. En sport, je donnais tout, mais les railleries du prof tuaient toute motivation. Quant aux clubs sportifs, ma mère était catégorique :

Je nai pas mis au monde un petit Juif intellectuel pour quil aille apprendre à casser des nez.

La timidité ma bloqué là aussi, et mon rêve de devenir fort a perdu ce round-là. Ma mère, dordinaire si douce, rarement autoritaire, mavait couvé daffection Au point que jai fui dès le lycée pour mengager dans larmée. Deux ans plus tard, jen suis revenu transformé : un sportif prometteur, médaillé en boxe. Le garçon fragile était devenu un homme solide, suscitant la fierté de mon club et la déception maternelle quand jai choisi de poursuivre ma carrière.

Les années à lINSEP furent une renaissance : compétitions, vie en internat, nouvelles amitiés. Un problème persista : les filles. Malgré mes succès en boxe, ma timidité naturelle restait intacte. Aborder une femme, linviter à sortir À vingt ans, cétait aussi difficile quà dix. Jusquà ce que je la rencontre.

Élodie était létoile montante de linstitut. Championne de plongeon, blonde aux yeux verts, belle et discrète. Intelligente, souriante, mais souvent dans la lune, ce qui lui valut le surnom de « lExtraterrestre ». On est devenus amis instantanément.

Ensemble, tout était simple. On marchait des heures sans dire un mot. On se soutenait lors des compétitions. Après notre premier baiser, je lui ai demandé sa main aussitôt.

Nos amis ont surnommé notre mariage « les noces martiennes ». On nous aimait pour notre gentillesse, notre sincérité.

Un an plus tard, Élodie a pris un congé maternité. Le soir, jallais charger des camions à la gare de Lyon pour arrondir les fins de mois. Curieusement, cest là que jai compris ce que cétait, la force. Pas à cause des sacs lourds, mais parce que je savais désormais que je pourrais tout surmonter. Pour eux.

Élodie avait peur, mais le médecin la rassurait :

Je ne peux vous annoncer quune mauvaise nouvelle : si vous naimez pas les enfants, ce sera deux fois pire Vous attendez des jumeaux.

La nuit, on rêvait ensemble : à quoi ressembleraient nos enfants, quelle maison on achèterait près de la mer Mais les rêves, cest fait pour la nuit.

La veille de laccouchement, elle ma pris la main et ma regardé droit dans les yeux :

Promets-moi, quoi quil arrive, que tu ne les abandonneras jamais.

Jai voulu me fâcher, mais son regard ma coupé le souffle. Jai juste hoché la tête.

Le lendemain, le travail a commencé. Laccouchement fut long, difficile. Elle est restée inconsciente presque une journée, les médecins ne parvenant pas à stoigner lhémorragie. Quand ils ont compris, il était trop tard.

Je ne me souviens pas de cette nuit-là. Tout est flou. Je me suis retrouvé à laube, allongé dans une flaque à la gare de Lyon, la tête lourde et lestomac retourné. Lalcool brouillait encore mes pensées, mais une idée ma saisi : ils mattendaient, tous les deux.

Jai terminé mes études, mais les compétitions, cétait fini. La fédération ma attribué un logement, où jai emménagé avec les « garçons ». Ma mère nous a aidés au début, puis on sest débrouillés à trois. Jai entraîné au Racing Club, mais quand ils ont commencé lécole, je suis devenu professeur de sport. Je nai jamais arrêté la gare de Lyon un salaire de prof ne suffit pas. Je ne charge plus les camions, maintenant je supervise les équipes.

Les années ont passé, mais le poids reste. Parfois, jai envie de parler, puis je me rends compte quÉlodie nest plus là pour mécouter.

Des amis ont essayé de me présenter des femmes. Impossible de tenir plus dune heure. Lune avait son regard, lautre sa façon de redresser ses cheveux

Alors, jai commencé à lui parler la nuit. Dabord en colère, parce que je ne la sentais pas près de moi. Puis je my suis habitué. Hier encore, les garçons mont annoncé fièrement quils avaient les meilleures notes de la classe :

Je leur ai dit quun homme ne se vante pas. Et quil ny a pas de honte à ne pas avoir 20 sur 20. Mais au fond, jétais fier. Ils deviennent forts, intelligents, droits Mon instructeur à larmée disait : « Le courage, cest lart davoir peur sans le montrer. » Moi, jai peur de trop les gâter. Je ne leur ai même jamais dit que je les aimais Mais ils le savent, hein, Élodie ?

Une boule ma serré la gorge. Jai failli me lever pour les serrer dans mes bras, leur dire combien ils comptent pour moi Mais cétait la nuit. Je nai pas voulu les réveiller.

La cuisine est fraîche ce matin. Je jette un œil au thermomètre : -5°C. Un bel hiver sec. Dommage quil ne neige pas. Dehors, la voisine du deuxième balaie la cour. Est-ce quelle parle toute seule ?

Les « garçons » débarquent dans la cuisine. Laîné, celui né cinq minutes avant, prépare le thé. Le cadet attaque les œufs au plat cest son tour de cuisiner.

Soudain, lun pousse lautre du coude. Ils sapprochent maladroitement de moi, menlacent et murmurent :

Papa On sait que tu parles à maman des fois Dis-lui quon ne se souvient pas très bien delle, mais quon laime très fort. Et toi aussi, papa.

**Leçon du jour :** Les mots quon ne dit pas sont parfois ceux quon entend le mieux.

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