**Journal dun père 15 mai**
Papa avait une vie heureuse ailleurs, tandis que maman sombrait dans la dépression. Était-ce sa faute, à lui ?
Ce soir-là, il rentra du travail, dîna, rit un instant devant une émission de téléun vieux sketch de Coluchepuis, dune voix calme, presque banale, déclara : « Sophie, je pars. » Et il partit. Pour une autre.
Une histoire tristement ordinaire
Je me souviens surtout du dos de maman : ses omoplates saillantes sous sa chemise de nuit, son cou fragile comme celui dun enfant. Et puis, la voiture flambant neuve de papa. Ces images ont marqué lenfance de Camille.
Ce dos courbé sur le canapé du salon était le symptôme le plus visible de sa dépression. Mais Camille ne la compris que bien plus tard.
Dans les années 90, dans notre petite ville de province, personne ne parlait de dépression. Même les médecins du dispensaire lignoraient. Ils essayaient de « remotiver » maman avec des injections de vitamines et des conseils bienveillants : « Vous avez une fille, madame, ce nest pas le moment de rester allongée. »
Pourtant, cétait bien une dépression. Un poids écrasant, comme une ourse géante, qui lui volait tout : le plaisir de vivre, lappétit, le sommeil, jusquà la force de bouger. Les mots, quand ils venaient, étaient mornes, vides, comme éteints.
Sans grand-mère, nous naurions pas survécu.
Maman, autrefois si gaie, sétait effondrée ce soir de mai. Après le dîner, après les rires devant la télé, après cette phrase terrible : « Sophie, je pars. » Camille avait sept ans. Elle se souvient de labsurdité de ce moment : les rires enregistrés du public à lécran, maman pleurant face au mur. Est-ce que ça existe, des choses comme ça ?
Les années suivantes, Camille ne parlait plus quà ce dos triste.
Papa revint deux ans plus tard, un autre soir de mai. Il ouvrit la porte avec sa clé, jeta un regard à son ex-femme endormie, puis fit signe à Camille de le rejoindre à la cuisine. Grand-mère était sortie.
Dans le sourire de papa, Camille crut deviner des excuses, des promesses. Peut-être même lespoir que maman guérisse.
« Regarde, ma puce », chuchota-t-il en la guidant vers la fenêtre. Le cœur battant, elle colla son nez à la vitre, sattendant à un miracle. Après deux ans dabsence, ce devait être quelque chose dextraordinaire
Dans la cour, une Renault flambant neuve étincelait sous la lumière du soir. Papa rayonnait presque autant que la voiture.
« Elle te plaît ? »
« Beaucoup ! »
« Cest la mienne ! Je me suis offert ça ! »
Il lui rappelait un personnage de dessin animé quelle avait vu la veilleun homme des cavernes, parlant par phrases hachées, sans se soucier des autres. Papa, pareil.
Il ne demanda pas comment allait maman. Ignorait que Camille avait commencé le conservatoire. Ne sintéressait ni à ses notes ni à ses sentiments.
La colère, la peur, lincompréhensiontout cela forma une boule douloureuse dans sa poitrine, quelle enfouit au plus profond delle-même.
Papa, lui, jubilait comme un gamin. « Une Renault ! Neuve, tu te rends compte ? Jen ai rêvé toute ma vie ! »
Camille ne comprenait pas.
Alors, son enthousiasme séteignit. Il quitta la cuisine furtivement, comme un voleur, referma la porte sans un bruit.
Camille fit un vœu : sil se retournait, ne serait-ce quune fois, elle lui pardonnerait. Elle essayerait de comprendre sa joie devant cette voiture, malgré la maladie de maman, malgré le vide en elle.
Mais il ne se retourna pas. Il monta dans sa voiture et disparut. Pour de bon.
Camille grandit. Devint psychiatre. Dommage que grand-mère nait pas vu sa petite-fille arriver un jour au volant de sa propre voiture neuve. Enfin si. Elle devait la regarder du ciel, fière de sa Camille.
Mais avant cela, elle avait fait hospitaliser maman dans une bonne clinique. Peu à peu, maman recommença à vivre. À regarder le monde, plutôt quun vieux mur.
Camille, elle, na jamais pardonné à papa.
Parce quil ne sest pas retourné ce soir-là, quand il est parti pour toujours.
**Leçon :** Certaines absences ne se comblent jamais. Et parfois, ce ne sont pas les grands drames, mais les petites lâchetés, qui laissent les plus profondes cicatrices.







