Enfin, écoute, Adrien, déclara Gérard Lefèvre en posant son stylo sur une feuille blanche. Rédige ta lettre de démission, ici et maintenant.
Comment ça ? sétonna le jeune homme. Mon travail ne vous convient pas ? Jai conclu trois ventes ce mois-ci.
Même si cétait vingt-trois ! Nous restructurons… ou nous modernisons… Tu ne corresponds plus à limage de lentreprise, un point cest tout.
Est-ce à cause de votre fille ? À cause de Chloé ? Je continuerai à la voir. Et nous nous marierons, même si je dois devenir éboueur.
Jamais de la vie. Jamais ! Je ne veux pas dun gendre qui court après toutes les jupes ! Chloé mérite mieux, elle est ravissante. Et toi, tu vas loublier !
LorsquAdrien avait intégré cette entreprise, lidée de séduire la fille du patron ne lui avait même pas effleuré lesprit. Il ne connaissait pas Chloé à lépoque. Fraîchement diplômé avec les honneurs, il rêvait dune carrière dans limmobilier, sachant convaincre les clients avec aisance. Dailleurs, cétait Gérard lui-même qui lavait recruté après son stage. Et voilà quaujourdhui, il lobligeait à démissionner, sans ménagement.
Sur un point, le patron avait raison : Adrien avait enchaîné les conquêtes. Élégant, séduisant, propriétaire dune voiture allemande, il était un parti enviable. Mais le mariage ? Une idée lointaine. Dabord réussir, fonder une famille plus tard. La vie était longue.
Ses parents lui présentaient régulièrement des jeunes filles «de bonne famille», comme disait sa mère. Mais si leurs origines étaient honorables, leurs charmes, eux, létaient moinssoit par leur apparence, soit par leur esprit.
Un jour, sa mère avait invité Angélique, une collègue de bureau, sous prétexte de finaliser un dossier. La jeune femme était splendide, avec des jambes sculptées qui attiraient tous les regards. Adrien lui-même en avait été ébloui.
Voyant son trouble, sa mère avait enchaîné :
Angélique vient de rejoindre la comptabilité, mais tout le monde ladore déjà. Et ses madeleines aux amandes, Adrien, tu nimagines pas !
Je vous en apporterai, avait murmuré Angélique dune voix grave, le regard langoureux. Jadore aussi préparer la choucroute…
La simple évocation de la choucroute avait tout gâché. Adrien sétait soudain imaginé un amas de chou émincé, des bocaux de conserves, des couches étendues et une marmite de pot-au-feu. Un malaise lavait envahi. Ce nétait pas quil détestait la vie domestique, mais pas maintenant, pas comme ça.
Angélique, persévérante, avait bien apporté ses madeleines, mais Adrien sétait esquivé sous prétexte dune réunion urgente.
Certaines relations avaient duré plus longtemps. Isabelle, par exemple, vendeuse dans une grande surface, croisait souvent Adrien. Un jour, il lavait invitée à un barbecue entre collègues pour ne pas y aller seul. Ils sétaient bien amusés, puis avaient continué à se voir. Il lavait même emmenée cueillir des champignons avec son équipe, où la plupart étaient en couple. Gérard avait approuvé :
Une fille bien, ça se voit. Et elle a un regard tendre pour toi. Ne la laisse pas filer, et pense au mariage.
Le mariage ? Jamais, avait rétorqué Adrien. Nous sommes libres tous les deux.
On ne vit pas éternellement sans engagement, avait soupiré Gérard en tournant une brochette. Enfin, à toi de voir.
Plus tard, Isabelle avait été mutée, puis avait épousé un homme riche. Adrien nen avait pas souffertaucune promesse navait été faite.
Avec Chloé, tout avait commencé à une exposition canine. Tous deux adoraient les dobermans, sans jamais en avoir. Lui, trop absent ; elle, à cause de lallergie de son pèrequAdrien ignorait être Gérard.
Leur relation sétait intensifiée. Il la raccompagnait souvent, mais jamais jusquà sa porteelle ne voulait pas que ses parents le voient. Ils se séparaient donc sur un banc discret, à labri des regards.
Un soir, Gérard les y avait surpris. Sa réaction avait été explosive.
Tu sais qui cest ? avait-il grondé, pointant Adrien du doigt.
Mon fiancé, avait répondu Chloé calmement. Je voulais te présenter…
Nous nous connaissons déjà ! Sais-tu combien il en a eu, des comme toi ? Jen connais certaines !
La dispute avait éclaté. Adrien avait tenté de sexpliquer, en vain. Gérard avait entraîné Chloé comme une enfant désobéissante.
Le lendemain, il avait exigé la démission dAdrien, sourd à ses protestations damour.
Nous continuerons à nous voir ! avait lancé Adrien en partant.
Bien sûr, avait ricané Gérard. Ma fille na pas besoin dun coureur. Ni moi dun tel gendre.
Et moi, dun beau-père pareil.
Chloé avait disparu. Son père lavait envoyée chez son oncle, coupée de toute communication. Un jour, elle avait réussi à appeler Adrien. Ils avaient organisé sa fuite. Il avait loué un appartementpas question de retourner chez lui, où Gérard les retrouverait trop vite.
Le mariage attendrait. Comment célébrer sans les parents de la mariée ? La mère de Chloé, bien que connaissant leur adresse, nosait pas leur rendre visiteson mari lavait interdit. Il avait fini par les localiser, mais restait distant, déclarant navoir plus de fille, encore moins de gendre.
Puis Chloé était tombée enceinte. Une joie pour tous, sauf pour Gérardquoiquil permît à sa femme de leur rendre visite, au cas où.
Quand le petit Louis naquit, Adrien, nerveux, attendait devant la maternité, entouré de ses proches et de la mère de Chloé.
Alors que Chloé allait apparaître, Gérard surgit. Il toisa Adrien, grogna :
Il y a des fruits et du champagne dans la voiture. On fête ça, oui ou non ?
Chloé sortit, sourit en le voyant :
Je savais que tu viendrais.
Il rougit :
Je ne suis pas là pour vous, mais pour mon petit-fils. Donne-le-moi, que je fasse sa connaissance…
Et tous éclatèrent de rire.
Ainsi va la vie, tissée dépreuves, damour et de réconciliations inattendues.







