**LInconnue**
Valentin était en retard pour la cérémonie du thé quotidienne, prévue à dix heures pile. Il terminait un rapport sur les dépenses en équipements de protection. Constatant quon ne lui avait laissé aucune eau, il attrapa sa bouilloire et fila vers les toilettes.
Sous ses pas, les vieilles planches du bâtiment grinçaient doucement, cachées sous des couches de linoléum et de parquet flottant. Il venait dentrer dans la partie ancienne. Derrière les cloisons en placo récentes se cachaient des murs verts datant des années soviétiques, et sous ces couches de peinture et denduit, des briques rouge vif, étroites. Si on avait pu en extraire une, on aurait vu gravée la date : 1892. Peu des employés de ce bureau en plein cœur de la ville sinterrogeaient sur son histoire. Mais Valentin la connaissait. Autrefois, le bâtiment navait que deux étages. Dans les années 50, trois étages supplémentaires furent ajoutés, et dans les années 60, deux ailes latérales, où se trouvait maintenant son bureau. Sa mère lui avait raconté que son arrière-grand-mère, Élodie, avait travaillé ici, mais elle ne se souvenait plus de son nom de jeune fille. Il espérait simplement quelle avait été employée dans un bureau ou une boutique, et pas dans le plus prestigieux bordel de la ville, *LImpérial*, qui occupait justement le deuxième étage, là où il passait chaque jour.
La bouilloire remplie, il sortit des toilettes et
Une jeune femme dune beauté saisissante marchait vers lui, vêtue dune longue robe beige. Ses cheveux châtains épais étaient relevés en chignon, ses épaules fièrement droites, et ses yeux bruns sérieux parcouraient les alentours. Valentin, passant près delle, trébucha et renversa un peu deau. Il la dévisagea quelques secondes avant de baisser les yeux, gêné.
Elle était presque à sa hauteur maintenant.
*Bon sang, tant pis ! Si elle ne détourne pas le regard dans trois secondes, je lui parle !* Valentin fixa la jeune femme avec une détermination inédite.
Un visage rond, un menton fin, des sourcils bas, un petit nez délicat, des lèvres minces.
Mais linconnue passa simplement devant lui, laissant dans son sillage un léger parfum, avant de disparaître dans les toilettes des femmes.
Son souffle, volé par cette apparition, mit un moment à revenir. La sensation dêtre tombé dans un conte de fées sestompait lentement.
*Lattendre devant les toilettes ?* Cette pensée désespérée lui traversa lesprit. Après deux minutes dhésitation, il finit par regagner son bureau à petits pas, se retournant sans cesse. Personne ne sortit des toilettes.
*Qui était-ce ?* se demanda-t-il, sasseyant à son poste, oubliant même dallumer la bouilloire. *La nouvelle secrétaire du directeur, peut-être ? Elle était vraiment magnifique. Je devrais demander aux gars de linformatique ils savent tout.*
Le lundi ne laissait guère de place aux rêveries. Pourtant, pendant sa pause déjeuner et en quittant le travail, il chercha des yeux cette robe beige dans la foule.
Mardi, à dix heures, Valentin attendait déjà devant les toilettes, sa bouilloire vide à la main. Mais la jeune femme napparut pas. Ni le lendemain. Ni le surlendemain.
Désespéré, il passa toute sa pause déjeuner près de la sortie mais elle ne quitta pas le bâtiment.
*Après tout, pourquoi la secrétaire du directeur, qui travaille au quatrième, descendrait-elle au deuxième ? Un hasard, sans doute. Ou alors, elle était cliente dun fournisseur.* Il préférait ne pas envisager la seconde option, car cela signifiait que ses chances de se noyer à nouveau dans ces yeux bruns tendaient vers zéro.
« Salut », écrivit-il à son ami Paul, technicien du service informatique. « Tas vu la nouvelle secrétaire du directeur ? »
« Ouais, je lui ai installé son ordi lundi dernier. »
Lundi dernier ! Son cœur semballa.
« Elle est belle ? »
« Évidemment. Ils ne prennent que ça. Une vraie peste, par contre. Elle ma cassé les pieds. Mais elle se la joue. »
« Elle sappelle comment ? »
« Chantal Lefèvre. »
« Tas une photo ? »
« Regarde dans lannuaire du mail ya que ça. »
Ses mains devinrent moites. Il jeta un coup dœil autour de lui, comme sil craignait dêtre espionné, puis, les doigts tremblants, il chercha : *Chantal Lefèvre*. Un seul résultat pas derreur possible. Il cligna des yeux, cliqua, et fixa la photo dune jolie jeune femme blonde aux yeux bleus, souriante.
Quelque chose se brisa en lui.
*Bon, tant pis*, pensa-t-il avec résignation, essayant sincèrement de chasser linconnue de ses pensées.
« Alors, elle te plaît ? » demanda Paul.
« Bof », répondit-il, juste pour se débarrasser de lui. Puis une idée lui vint :
« Dis, tas toujours accès aux caméras de surveillance, non ? »
« Ouais. Tu veux la mater en direct ? »
« Pas exactement. Jai vu une fille lundi dernier, avoua Valentin. Très belle. Dans notre couloir. Je pensais que cétait la nouvelle secrétaire, mais non. Tu pourrais regarder et me dire qui cest ? Tu connais tout le monde. »
« OK, mais plutôt ce soir là, je suis occupé. »
« Pas de problème. Je te dois un chocolat. »
Attendre « ce soir » fut insupportable limage de la robe beige ne le quittait pas, et son cœur tambourinait contre ses côtes. *Comme un gamin*, grogna-t-il intérieurement, essayant de se concentrer sur ses rapports.
Enfin, Paul lui annonça quil était prêt.
« On regarde quand ? » demanda-t-il dun ton professionnel, ouvrant la console de surveillance.
« Lundi dernier, vers dix heures dix, dix heures quinze. Elle venait de lescalier principal, direction les toilettes des femmes. »
« OK, le 15, lheure Tiens, regarde. » Paul pivota un de ses écrans.
Le couloir en question la caméra était placée dans un angle éloigné. Valentin se vit marcher avec sa bouilloire, entrer aux toilettes, ressortir peu après. Le voilà qui avance, trébuche, puis, voyant quelque chose, sarrête net, scrutant un mur vide. Il reste ainsi plusieurs minutes avant de repartir à petits pas, se retournant sans cesse.
Un silence pesant sinstalla.
Paul le regarda, interrogateur. *Et alors ?*
« Rembobine au moment où je sors des toilettes. »
Lhorloge indiquait 10h17.
« Ralentis. »
Limage ralentit, saccadée.
« Stop ! »
Paul mit pause.
Sur lécran, une ombre à peine visible flottait entre Valentin et le mur.
« Cest quoi, ça ? » demanda Paul en plissant les yeux.
« Rien. Ferme ça. »
« Et la fille, elle est où ? »
« Apparemment, dans mon imagination », murmura Valentin, posant une grande tablette de chocolat sur le bureau, vite cachée dans un tiroir.
Sur le point de partir, il hésita et revint :
« Paul, tas pas encore fermé ? Regarde aujourdhui à la même heure. »
Ils vérifièrent tous les jours, week-ends compris, jusquà deux semaines en arrière.
« Personne », conclut Paul.







