**Journal intime**
*Paris, le 15 mars*
« Bien fait pour toi, maman »
— Maman, on tappelle encore, la voix de Matthieu résonna dans mon dos.
— Qui mappelle ? je me tournai vers lui.
— Je ne sais pas, il haussa les épaules.
— Apporte-moi le téléphone, daccord ?
— Tout de suite ! cria-t-il avant de revenir en courant et de me fourrer le portable dans les mains.
— Merci. Va jouer. On dîne bientôt. Il fila, et je jetai un œil à lécran.
Encore et encore, le même numéro, celui de lhôpital. Comment avaient-ils eu mon numéro ? Je couvris la poêle, éteignis le gaz et éteignis le téléphone avant de le glisser derrière le rideau.
En mettant la table, je ne pouvais mempêcher de penser à ces appels. Puis jallai voir Arsène. Il était devant lordinateur. Je mapprochai discrètement, lenlaçai et posai mon menton sur sa tête.
— Tu fais quoi ?
— Je scrollais. On dîne bientôt ?
— Tout est prêt. Matthieu, à table ! Je me redressai. Fais-lui laver les mains, dis-je à mon mari avant de me diriger vers la cuisine. Il me retint par le bras.
— Attends. Qui ta appelée ?
— Je ne sais pas. Un numéro inconnu, je nai pas répondu. Tu avais faim, non ? Je me dégageai et partis.
Le soir, jallumai mon téléphone. Trop tard, personne nappellerait.
La nuit, je tournai et me retournai. Pourquoi avais-je décroché, la première fois ?
— Nous vous appelons de lhôpital Votre mère est hospitalisée ici Pourriez-vous venir discuter de certains points ?
— Désolée, mais je nai pas de mère, avais-je répondu avant de raccrocher.
Ils avaient rappelé sans cesse, mais je navais plus répondu. « Il faudra y aller, sinon ils narrêteront pas. Quelle meure » Je lavais enterrée dans mon cœur depuis longtemps.
Le lendemain, après le travail, je me rendis à lhôpital. Le chef de service leva les yeux dès que jentrai.
— Enfin. Votre nom ?
— Tatiana.
— Et votre patronyme ?
— Juste Tatiana, répliquai-je sèchement.
— Pourquoi nêtes-vous jamais venue voir votre mère ? Nous la libérons, mais vous ignorez nos appels. Ce nest pas bien.
— Je vous ai dit que je navais pas de mère.
— Qui est Anne Timofeevna Borisova pour vous, alors ?
Il mobservait. Je faillis dire que je ne la connaissais pas, mais il insisterait.
— Comment avez-vous eu mon numéro ?
— Dans son téléphone. Vous étiez enregistrée comme « Tatiana, ma fille ».
— Comment avait-elle mon numéro ?
— Demandez-le-lui, si elle retrouve la parole. Il écarta les mains.
— Elle ne parle pas ?
— Non. Paralysée après un AVC. Vous ne le saviez pas ? Comment est-ce possible, Tatiana
— Bien fait pour elle. Les mots méchappèrent.
— Quavez-vous dit ? Il plissa les yeux.
Je le regardai droit dans les yeux.
— Non, vous navez pas mal entendu. Elle ma abandonnée, ma jetée à lorphelinat Non, pire : elle ma confiée à une soi-disant parente et a disparu. Cette femme ma mise à lorphelinat. Pendant vingt ans, ma mère était morte pour moi. Ça vous suffit, docteur ?
Son regard sadoucit.
— Ce sont vos problèmes. Mais nous ne pouvons plus garder votre mère. Si vous refusez de la prendre en charge
— Exactement.
— Alors nous la transférerons dans un EHPAD. Vous êtes sa seule famille, donc
— Je signerai tout, dis-je précipitamment.
— Ne vous pressez pas. Il y a un problème : elle a besoin de soins constants. Les établissements publics ne la prendront peut-être pas. Les maisons privées coûtent cher.
— Je ne la reprendrai pas. Et si je nexistais pas ? Qui paierait ?
— Les services sociaux. Mais votre accord est nécessaire pour les garanties de paiement
— Je peux partir ? Je restais près de la porte.
Il me tendit une carte de visite.
— Votre mère est dans la chambre 4.
Je marchai dans le couloir, déchirée. Une partie de moi voulait fuir, lautre voulait voir sa souffrance, sa punition.
Jentrouvris la porte. Trois femmes y reposaient. Deux me regardèrent, la troisième avait les yeux fermés. Je fis un pas vers son lit, puis tournai les talons.
Je lavais aperçue six mois plus tôt, mais elle avait tant vieilli. Une pointe de pitié me traversa, que je chassai aussitôt.
Sur le chemin du retour, je songeai à son visage. « Cest ma mère, pas une inconnue. Mais elle ma abandonnée. Comment pourrais-je la sauver ? Et si Arsène lapprenait ? Il ne comprendrait pas. Ses parents sont normaux, lui. »
Je passai des jours à régler les formalités. Un jour, Arsène me demanda :
— Quest-ce qui ne va pas ? Tu es distante.
— Je suis fatiguée, cest tout. Je me blottis contre lui. Je ne pouvais pas le perdre.
***
Autrefois, javais un père et une mère. Leurs visages sétaient effacés, mais ils existaient. Des souvenirs flous : maman rentrait tard, ils se disputaient. Je faisais semblant de dormir, parfois mendormais, mais leurs cris me réveillaient.
Puis un jour, elle memmena chez une femme inconnue. « Je reviens vite », mentit-elle. Je pleurai, mais elle ne revint jamais. La femme appela la police. On ne retrouva pas ma mère, et je finis à lorphelinat.
Longtemps, jespérai. Puis jabandonnai. Avant de quitter lorphelinat, je demandai ladresse de cette femme. Elle me raconta : ma mère était tombée enceinte dun autre, sétait mariée en vitesse. Le mari, découvrant la supercherie, la chassa avec moi.
Je refusai de le rencontrer. Il ne métait rien.
Je devins coiffeuse, eus un petit appartement. Arsène entra un jour dans le salon. Il me plut. Je refusai dabord sa demande en mariage : ses parents naccepteraient jamais une orpheline.
Il mentit : « Son père était ingénieur, sa mère médecin. Ils sont morts dans un accident. » Presque vrai.
Nous nous mariâmes. Sa mère maccueillit à bras ouverts. Enfin, le bonheur : un mari, Matthieu.
Puis ma mère réapparut. Elle minterpella dans la rue.
— Vous vous trompez. Ne revenez pas, sinon jappelle la police.
Je ne la revis plus, mais je savais quelle rôdait.
***
Je ne pouvais lui pardonner. Mais Arsène Il ne comprendrait pas. Il avait une mère aimante.
Je me confessai. Le prêtre ne me jugea pas, mais me conseilla de faire ce que je pouvais, de prier pour nous deux.
Ma mère fut placée dans un EHPAD privé. Je complétai sa petite pension. Je dis à Arsène que je remplaçai des collègues pour justifier mes heures supplémentaires.
Un soir, en sortant de léglise, une main me toucha lépaule. Arsène.
— Que fais-tu ici ?
— Je te suivais. Tu me caches quelque chose.
Je lui racontai tout.
— Je ne peux pas lui pardonner. Jai peur







