La neige tombait doucement et silencieusement. Elle recouvrait les rues, les toits des maisons, se posait sur les épaules des passants. À travers ce voile blanc épais, une femme avançait péniblement. Dans ses bras, elle portait un enfant un petit paquet enveloppé dans une couverture grise, avec un bonnet sur la tête. Le bébé dormait paisiblement, blotti contre sa poitrine, inconscient que sa vie allait basculer.
La femme sarrêta devant un bâtiment dont lenseigne sécaillait : « Maison dEnfants Saint-Vincent ». Elle leva les yeux vers le ciel, comme pour y chercher pardon ou force. Mais il resta sourd et silencieux. Ses mains tremblaient, son cœur battait si fort quon aurait pu lentendre à des kilomètres.
Elle déposa lentement lenfant sur le seuil et glissa une note à ses côtés :
« Noé. Pardonne-moi. Je laime. Je nai pas le choix. »
Elle resta là un instant, comme si elle espérait que quelquun len empêcherait. Ses doigts se crispèrent, ses épaules frémirent sous des sanglots étouffés. Puis elle recula dun pas. Un autre. Et senfuit. Dans la nuit, dans lobscurité, loin de tout ce quelle avait connu.
Quelques minutes plus tard, la porte souvrit. Sur le seuil apparut Élodie Dufour une femme dune cinquantaine dannées, éducatrice à la Maison dEnfants. En apercevant le bébé, elle se pencha rapidement, le souleva avec précaution et le serra contre elle :
« Qui a bien pu tabandonner, mon petit ?… Tu aurais gelé ici »
Elle ignorait encore que ce moment resterait gravé en elle pour toujours. Comme les flocons fondant sur les cils du bébé, comme lui se recroquevillant instinctivement, comme sil sentait déjà la froideur du monde.
Pour Noé, cet endroit devint son premier et seul foyer. Dabord un lit à barreaux. Puis une salle de maternelle avec des casiers jaunes. Plus tard, une salle de classe sentant les vieux manuels et le linoléum.
Il sy habitua. À la voix dÉlodie, à la sévérité de Claire Fournier, aux sempiternels rappels : « Pas de bruit, sois sage. » Il apprit à ne rien espérer de bon. Car chaque fois que des adultes venaient ceux qui pouvaient ladopter son cœur sarrêtait. Mais, une fois encore, personne ne le choisissait. Alors il faisait semblant de sen moquer.
Quand Noé eut huit ans, son ami Timothée lui demanda :
« Et si ta mère était vivante ? Peut-être quelle te cherche ? »
« Non », répondit Noé calmement.
« Pourquoi tu dis ça ? »
« Parce que si elle me cherchait, elle maurait déjà trouvé. »
Il le dit dune voix posée. Mais cette nuit-là, il resta longtemps le visage enfoui dans loreiller, retenant ses larmes pour que personne ne lentende.
Les années passèrent. Lorphelinat enseignait la survie : se défendre, encaisser, faire partie du groupe. Mais Noé était différent. Il lisait beaucoup, rêvait, voulait apprendre. Il ne voulait pas y rester pour toujours.
À quatorze ans, il demanda à Élodie :
« Pourquoi elle ma abandonné ? »
Elle hésita avant de répondre.
« Parfois, les gens nont pas le choix. Parfois, la vie est trop cruelle. Peut-être que ça a été très dur pour elle aussi. »
« Toi, tu laurais fait ? »
Elle ne répondit pas. Se contenta de passer doucement la main dans ses cheveux.
À seize ans, Noé reçut son premier passeport. Dans la case « père » un trait. Dans la case « mère » rien.
Il vivait toujours à lorphelinat, préparant son entrée au lycée. Le soir, il travaillait comme manutentionnaire dans un entrepôt en périphérie lavant les sols, déplaçant des cartons, supportant les insultes des chauffeurs.
Il ne se plaignait pas. Il savait : sil craquait, il ne lui resterait rien.
Parfois, il faisait le même rêve : il courait dans un champ à perte de vue. Au loin, une femme. Elle lui faisait signe, lappelait, mais il nentendait pas ses mots. Il courait, criait, mais plus il sapprochait, plus elle séloignait.
Un soir, il ouvrit une vieille armoire et trouva cette fameuse note. Elle était conservée dans son dossier personnel, quÉlodie lui avait discrètement donné. Le papier était froissé, les lettres effacées, comme tracées par la main tremblante dune jeune fille terrifiée.
« Noé. Pardonne-moi. Je laime. Je nai pas le choix. »
Il relut ces mots encore et encore, comme pour en saisir toute la profondeur. Et un jour, il comprit : il ne pouvait plus vivre sans connaître la vérité.
Il commença par les archives. Il prit rendez-vous à la mairie, obtint le numéro de son dossier celui de son admission à la Maison dEnfants. Les informations étaient minimes : date de naissance, état de santé, âge approximatif. Cétait tout. Mais il y avait la note.
Et une piste le numéro de la maternité.
Noé sy rendit. Il fut reçu par une femme aux yeux bleus perçants sage-femme depuis la fin des années 90.
« Janvier 2004 ? » réfléchit-elle. « Je me souviens dune jeune fille. Très jeune. Venue dun village. Elle a accouché dun garçon Puis elle a disparu. Na même pas enregistré les papiers. On a essayé de la retrouver, mais cétait comme si elle sétait évaporée. »
« Elle sappelait comment ? »
« Je crois que cétait Camille ou Aurélie Elle était maigre, pleurait tout le temps. Disait que sa mère lavait chassée, que le père de lenfant était parti. »
Cétait plus quil nosait espérer.
Il se rendit aux archives départementales, parcourut les registres des naissances de cette période. Une mention datée du 11 janvier indiquait : « garçon, mère non identifiée, maternité Saint-Joseph. » Cétait lui.
Puis vinrent les voyages dans les villages. Noé frappa aux portes, interrogea les anciens. Certains se dérobèrent ; dautres dirent : « On ne revient pas sur le passé, mon gars. »
Mais dans un village Saint-Clair il eut de la chance. À lépicerie, il aperçut une femme avec les mêmes yeux gris que les siens. Quelque chose en lui tressaillit.
« Excusez-moi Vous vous appelez Camille ? » demanda-t-il prudemment.
La femme se retourna. Son visage pâlit soudain.
« Noé ? »
« Vous connaissez mon nom ? »
« Je » Elle sassit sur les marches du perron. « Je tai cherché toute ma vie. Je tai laissé parce que je ne savais pas comment survivre. Javais dix-sept ans. Ma mère mavait jetée dehors. Je me cachais dans une cave. Je navais ni argent, ni nourriture. Jai cru quen restant avec toi, on mourrait tous les deux. Alors je suis partie. Jai passé des nuits sans dormir. Jai prié chaque jour. Jai essayé de te retrouver, mais personne ne ma rien dit »
Il resta silencieux.
« Je ne te demande pas de me pardonner. Ni de maimer. Je voulais juste que tu saches : je







