Reine sous contrat

«Dans les films, tout est limpide: lavocat va jusquau bout, le juge est sage et équitable, le bien triomphe. Dans la vraie vie, cest tout le contraire». Ces mots résonnaient dans la tête dOphélie Dubois tandis quelle terminait un marathon de blockbusters américains avec son mari, le regard sombre. Après plusieurs années comme médecin généraliste au Centre de santé de SaintÉtiennesurMer, elle commençait enfin à se sentir à sa place: les patients lappelaient par son prénom, les collègues la respectaient, les avantages à laméricaine étaient généreux.

Tout bascula le jour où le directeur, pressé, lui lança dun «on nous vend», que «tout va se dégrader», et la conseilla de chercher ailleurs. Deux heures plus tard, Hélène, son amie de la résidence, lui remit une invitation à une conférence donnée par le Dr Armand Lemoine, célèbre cardiologue et propriétaire dune moitié des immeubles de la Grande Rue. Lévénement se déroulait dans son restaurant français, sous les accords dune harpe, un verre de Bordeaux et un dîner raffiné.

«Il chasse les jeunes médecins comme des papillons», chuchota Hélène en souriant, «et il déduit tout ça des impôts». La soirée fut parfaite: le discours était brillant, la cuisine exquise, la musique envoûtante. Puis vint la rencontre: costume taillé, monture dorée, sourire assuré. Le Dr Lemoine, dune voix douce, lui présenta le poste.

«Le salaire nest pas fou, mais les primes sont excellentes», ditil en glissant un chèque de quarantemille euros. «Les congés, deux semaines, parfois les samedis; léquipe est soudée. Tu sermenteras comme ma reine.» Le seul point qui la troubla fut la clause de nonconcurrence: cinq ans et quinze miles (environ vingtquatre kilomètres).

«Cest la norme», rétorqua-til au téléphone, «on la réduira à dix; tu ne voudras plus partir.» Elle crut les larges baies vitrées, le feu de cheminée dans son cabinet, le café aromatique versé par la secrétaire. Elle crut le chiffre inscrit sur le chèque, tant il semblait gigantesque. Elle crut, parce quelle voulait que la vie ressemble à un conte.

Les premiers mois furent un rêve: son propre cabinet, la cour verdoyante visible depuis la fenêtre, une assistante médicale dévouée, des collègues avec qui débattre des cas difficiles. Mais il savéra rapidement que les généralistes nétaient pour le Dr Lemoine que des machines à rédiger des orientations vers ses centres. Les primes dépendaient du nombre de tests prescrits, non de la qualité des soins.

Le point culminant fut lordre denvoyer un adolescent de seize ans pour un bilan cardiologique complet, alors quOphélie ne voyait quun simple étirement musculaire. La mère, en voyant le diagnostic sur lordonnance, faillit sévanouir. Latmosphère devint lourde: contrôles permanents, surveillance, licenciements soudains.

Un jour, Hélène, amie depuis la résidence, lui proposa douvrir une clinique à deux.

«Jai une vieille docteure qui vend son cabinet à bon prix. Nous amènerons nos patients.»

«La clause de nonconcurrence»

«Les tribunaux ne la reconnaissent pas vraiment,» affirma Hélène avec conviction.

Pour la première fois depuis longtemps, Ophélie goûta à la liberté. Elle naurait jamais osé franchir le pas seule. Elles commencèrent à planifier, jusquà ce quHélène disparaisse. Elle réapparut dans le bureau du Dr Lemoine, brandissant une offre impossible à refuser: son propre cabinet, ses patients, à condition de laisser Ophélie derrière.

«Tu veux que jajoute dix mille euros?», lança Lemoine, la traitanté «ma reine».

«Je pars,» répliquatelle, la gorge serrée par la colère.

«Tu vas le regretter. Je te poursuis!», crachatil en la laissant partir, les lèvres crispées.

Le garde de sécurité la conduisit hors du bâtiment comme une criminelle. Le cabinet resta derrière: étagères de manuels, tableau peint par son mari, lampe de son ancien domicile. Elle ne put emporter quun petit sac. En voiture, elle éclata en sanglots.

Les semaines suivantes furent un marathon de recherches de locaux, de rencontres avec bailleurs, de listes déquipements. Quand tout semblait seffondrer, les anciennes assistantes lappelèrent:

«Docteur A., on est avec vous.»

Grâce à elles, la clinique ouvrit ses portes. Les patients affluèrent malgré les rumeurs selon lesquelles elle aurait «mort» ou «fui en Russie». Le vieux cabinet nétait quà neuf kilomètres et demi; une demikilomètre, un rien, non? Bientôt, une lettre davocats du feu Lemoine arriva.

Le procès savéra long et gluant comme une grippe tenace: factures de centaines deuros à chaque appel, piles de dossiers, témoinspatients. Ophélie rentrait chez elle épuisée, comme une serviette essorée, et commença à croire que le conte du Dr Lemoine pouvait vraiment finir en désastre.

Le verdict tomba. Le juge, bâillant, déplaça un papier et déclara:

«Je ne vois aucun problème. Le rayon sera maintenu, la durée réduite à un an.»

Tout le combat, les milliers dépensés, les nuits blanches, se résumèrent à ce bref «je ne vois pas de problème».

Elle rouvrit, cette fois dans un quartier moins saturé. Les patients affluèrent en plus grand nombre. Alors que le passé semblait enfin derrière elle, le téléphone sonna.

«Cest le Dr Lemoine. Ma reine, comment vastu? Jespère que tu nes pas fâchée? Peuxtu signer le nouveau protocole dIRM? Jai besoin de signatures de médecins.»

Son cœur se serra un instant. Elle aurait pu raccrocher, laisser éclater tout ce quelle ressentait. Elle prit une profonde inspiration et répondit, dune voix calme, presque souriante:

«Tout va bien, Dr Lemoine. Merci. Vous mavez rendue plus forte.»

En raccrochant, elle comprit que le Dr Lemoine lavait effectivement endurcie, à tel point quelle navait plus besoin de couronnes.

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