Éric, salut. Tu as récupéré Léon à la garderie? sexclame Élise, nerveuse et pressée.
Moi? Non. Pourquoi moi? répond le mari, interrogeant la question.
Qui, Éric? Je tai prévenu ce matin que jallais être en retard. Jai un projet à rendre vendredi, je ne peux pas laisser tomber.
Jattends. Jai un peintre qui doit venir Tu as dit que tu serais en retard, pas que tu prendrais le petit.
Tu nas pas compris, Éric, raccroche Élise.
Dans la grande vitre panoramique du bureau, les lumières de la ville de Lyon scintillent, certaines clignotent, dautres séteignent. Élise passe ses doigts dans ses cheveux, secoue la tête, pousse un grand souffle. Il est six heures cinquante.
Cest la cinquième fois ce moisci que les parents narrivent pas à récupérer leur enfant avant la fermeture.
Monsieur Martin, bonsoir, compose Élise le numéro familier. Oui, embouteillages. Jy suis. Mais tout est bloqué.
Ne ten fais pas, Élise, je vais prendre Lé Léon tout de suite, répond la voix à lautre bout.
Serge Martin est un parent éloigné dÉlise. Il vit seul dans un studio dont les fenêtres donnent sur la garderie. Lan dernier, quand son fils a été inscrit dans une crèche très loin, Élise se souvient de Serge, retraité depuis cinq ans, qui a travaillé pendant des années dans la même crèche où elle voulait placer son fils.
Serge accepte volontiers daider, et Léon commence à fréquenter la garderie du quartier. La première fois, Élise était vraiment en retard, coincée dans le trafic, et elle a pensé à nouveau solliciter son parent éloigné. Encore une fois, puis une autre fois.
Serge, qui sennuie chez lui, aime retrouver les enfants. Même si cest un parent lointain, cest de la famille. Léon est calme, souriant, et Serge adore passer du temps avec lui.
Le portail grince joyeusement, accueillant le visiteur. Lhomme âgé ouvre dun geste vif la porte dentrée, puis la seconde. Une odeur de cuisine le frappe immédiatement. Dans le petit hall, le gardien est assis derrière son bureau, un ordinateur devant lui.
Martin, bonjour. Je tai vu à la porte, encore en retard.
Encore, Gaspard, ne te fâche pas.
Serge ne quitte pas des yeux Léon, qui est assis sur un petit canapé, les yeux rivés sur lhorloge accrochée au mur.
Jai trouvé une botte, puis lautre. Et jai mis les moufles sur le radiateur pour les faire sécher.
La prochaine fois, prépare tout à lavance, le petit attend.
Salut, papi Serge.
Salut, Léon, caresse le vieil homme la tête du garçon. Prends ton bonnet, on sort. Les moufles sont là. Allez, Gaspard, à plus.
Serge prend Léon par la main et ils sortent. La petite main du garçon est plus chaude que la sienne, il le ressent tout de suite.
Le surveillant ta laissé partir tôt.
Lanimatrice doit aller chez le dentiste, je viens de mhabiller, elle part déjà.
Daccord. Questce qui sest passé aujourdhui?
On a façonné un bonhomme de neige en pâte à modeler, rit Léon. Je comprends pas pourquoi pas le Père Noël ou la Mère Noël, vu que cest le thème du Nouvel An.
Ça développe la motricité fine, faire rouler les boules nestce pas simple.
Maman a encore raté, sarrête le petit, le regard triste.
Elle est coincée dans le trafic, elle a appelé. Elle arrive bientôt.
Léon serre plus fort la main de Serge, se calmant.
Parfois, quand le temps le permet, ils attendent les parents sur le terrain de jeux, mais le plus souvent ils remontent à lappartement. Léon explore les objets étranges, sinterroge sur leur utilité, sémerveille de pouvoir les toucher. Chez Serge, rien de précieux nest à toucher.
Le trajet du bureau à la garderie dure trente à quarante minutes, mais le soir les embouteillages sont fréquents, et Élise arrive souvent tard. Aujourdhui, elle ne rentre quà huit heures.
Je me sens tellement gênée, Serge.
Ce nest rien. On a joué, on a bu du thé.
Élise se dépêche, habillant son fils.
Maman, je peux le faire tout seul.
On se dépêche, Léon.
Elle tire Léon de temps en temps, le mettant mal à laise. Léon halète, mais supporte.
De retour à la maison, Élise na pas encore déshabillé Léon, il reste dans le couloir. Le mari nest toujours pas rentré.
Tu as faim?
Non. Jai déjà dîné à la garderie et bu le thé chez papi Serge.
Il nest pas ton papi! lance Élise, irritée. Tu as ton grandpère Paul et ton oncle Victor, mais ils sont loin.
Où sontils? Pourquoi si loin et jamais là? demande Léon, sans saisir que la question risque dexploser sa mère.
Léon se couvre les oreilles, puis se retire dans sa chambre.
Quand Éric rentre, il subit le flot de négativité dÉlise.
Pas besoin de crier. Jai entendu tout depuis sept heures. Pas de souci, je récupère le petit quand tu ne peux pas, il suffit de me le dire à lavance. Et puis, si le travail te stresse tant, pourquoi ne pas démissionner et rester à la maison?
Daccord. Un mois, on aura assez de clients, tu gagneras de largent, les deux prochains mois on mangera des pâtes, cest hors saison. Merci, cest bon.
Deux ans quon vit comme ça.
On vit. Tu as raison. Jai dépensé les allocations familiales en nourriture, pas pour le gosse.
La tension monte. Léon passe dans la cuisine, mais, sentant quil nest pas le bienvenu, il retourne dans sa chambre, invisible.
Tu veux que je prenne les tâches ménagères et que je quitte le garage?
Peutêtre.
Je ne suis pas prêt. Cest mon projet, mon rêve, au final.
Élise se tourne vers la fenêtre, tourne le dos. Éric soupire, réalisant que le dîner est annulé, et il se dirige vers le salon.
Papa, regarde ma petite voiture.
Oui, oui, répond Éric sans lever les yeux de son téléphone.
Le lendemain, Élise revient du travail très tard. Éric est déjà à la maison, il sort de la porte en disant «Salut», mais un bruit sourd se fait entendre dans la cuisine, et il se renferme.
Léon a mangé? Il dort?
Éric, la poêle à la main, regarde sa femme dun air effrayé.
Tu devais récupérer ton fils à la garderie.
Élise se tend, puis sourit.
Tu plaisantes? Vraiment, où il est passé?
Élise, je suis sérieux. Léon nest pas à la maison.
Elle se précipite vers le sac laissé dans le couloir, attrape son portable.
Il dort déjà, je le garde. Vous êtes très tard, répond immédiatement Serge au téléphone.
Jarrive, réveillele, quil shabille.
Élise ne prend pas lascenseur, elle descend les escaliers jusquau troisième étage. Serge ouvre la porte aussitôt. Ils sont déjà là, Léon à leurs côtés.
Je vous suis tellement reconnaissante, Serge.
Pas de problème, Élise, préviensmoi juste. Le gardien ma déjà appelé, il a mon portable.
Tout le chemin de retour, Élise reste muette. Elle court, sarrête parfois, comme pour dire quelque chose à son fils, puis le saisit la main et ils avancent.
Jhabiterai chez Serge toute la semaine, et le weekend vous viendrez me chercher.
Questce que tu dis, mon petit? On taime tellement.
Si vous maimez, pourquoi ne pas me récupérer à lheure? Jai honte devant la nourrice, et le gardien est mon ami.
Je promets, ça ne se reproduira plus. Demain je rends mon projet, plus de retard.
Cest sûr?
Cest sûr.
Vendredi, Élise rend son projet et même avant lheure, elle récupère Léon. Tout le monde respire un peu, les soucis sestompent.
La frénésie des fêtes de fin dannée envahit tout le monde. La famille passe plus de temps ensemble. Ces jourslà semblent les plus heureux. Léon rit, ils glissent sur des trottinettes, samusent. Le père serre la mère dans ses bras, lembrasse, puis attrape Léon et le lance en lair, amusé.
Puis la routine reprend, les parents retournent au travail, Léon à la garderie.
Mercredi, je dois me rendre dans une autre ville. Je pars le matin, je reviens vendredi. Le weekend, je suis à la maison, annonce Éric pendant le dîner.
Cette semaine? demande la femme.
Non, la semaine prochaine. Aujourdhui, cest déjà mercredi.
Daccord, répond Élise en portant sa fourchette à sa bouche, puis sarrête. Attends, jai une mission la semaine prochaine, une semaine complète.
Renonce, je pars en voiture, je ne peux pas changer.
Moi non plus, les billets sont achetés, personne ne pourra me remplacer.
Appelle ta mère, quelle vienne soccuper de Léon.
Ma mère? Appelle la tienne.
Élise, tu sais bien que ma mère ne peut pas, elle a sa mère malade.
Ma mère travaille, elle ne pourra pas prendre un congé dune semaine, elle est infirmière.
Éric jette sa fourchette et se lève le siège.
Où étaistu pendant ta mission? sexclame Élise.
Le jour suivant, en récupérant Léon à la garderie, Élise se rend chez Serge.
Situation sans issue, expliquetelle.
Je comprends, pas de problème.
Je peux acheter les courses dimanche ou vous laisser de largent.
Pas besoin dargent, jai tout. Jai pensé la saison du potager arrive, ma «Alouette» ne roule plus. Peutêtre que Éric peut maider?
Bien sûr, Serge, ne tinquiète pas.
Léon sourit mystérieusement, Serge lui fait un clin dœil complice. Ils ont déjà leurs secrets. Serge sort dun placard une boîte poussiéreuse remplie dobjets anciens, précieux à ses yeux, et ils prévoient de les trier ensemble.
Un mois passe, et Serge rappelle à Élise quelle avait promis daider à réparer la voiture.
«Bien sûr, Éric vous appellera dès quil sera disponible», assuretelle.
Mais février et mars arrivent, et le temps file. Serge pourrait réparer luimême la voiture, mais son dos est douloureux, il a besoin daide. Son garage na pas de place pour la vieille «Alouette», il attend patiemment.
Début avril, Serge reprend Léon à la garderie, son père arrive.
Je me souviens, Serge, tu es débordé au travail.
Je ne suis pas pressé, jai juste besoin dêtre prêt pour la saison du potager. En mai, jemporte les plants à la campagne.
On y arrivera, fait signe Éric.
Le printemps sattarde, bloqué quelque part au sud, ne veut pas rejoindre les montagnes du Massif Central. Serge, sans attendre Éric, loue un camion et transporte ses affaires et ses plants à la campagne. Lair frais le revigore plus que la ville polluée. De mai à septembre, lorsquil fait beau, le retraité travaille son jardin, plante, récolte, se recharge comme une batterie pour lautomne et lhiver à venir.
Le dernier jour du printemps, la pluie tombe drue. Elle commence par de fines gouttes, puis devient un rideau deau qui sabat en quelques minutes. Dénormes flaques envahissent les routes et les trottoirs. Les égouts débordent, le soir la ville se fige. Les bouchons paralysent les artères principales et secondaires.
Élise regarde lhorloge, puis la fenêtre. Elle a quitté le travail à lheure et a sauté dans le bus, mais après une heure, elle na parcouru que la moitié du trajet.
Serge Martin, bonsoir. Je suis coincée dans les bouchons, pourriezvous récupérer Léon?
Bonsoir, Élise. Je suis à la campagne. Aujourdhui je ne peux rien faire. Désolé. Jai quitté le village début mai, je ne reviens quen septembre. Ma «Alouette» ne roule plus, je ne peux pas me déplacer, même en cas durgence.
Je comprends, merci.
Si vous voulez, amenez Léon à la campagne, je le garderai une semaine ou deux.
Merci, on y réfléchira.
Élise range le portable, demande au chauffeur de la déposer quelque part. Les voitures restent immobiles sous le flot
ée, il ny a plus rien à attendre. Élise sort sous la pluie battante et marche jusquà la garderie.
Serge tire le rideau de la fenêtre et regarde en bas. Le terrain asphalté de la garderie est devenu une surface miroir. De petites îles subsistent au-dessus de leau. Les adultes pressés avancent, les épaules en avant, tandis que les enfants marchent lentement, choisissant les zones les plus profondes.
Serge aurait aimé se lever, courir vers le canapé où le gardien et Léon soccupent, mais il reste immobile devant la fenêtre, jusquà ce quÉlise apparaisse dans le portail.
Ce geste, qui lui semblait alors bête et enfantin, paraît maintenant à Serge dune naïveté touchante. Sil devait revivre la même situation, il agirait de nouveau de la même façon.







