**La Détresse des Autres**
Dès le matin, Sébastien Moreau ne se sentait pas bien. Sa tête tournait étrangement, et parfois, une brume trouble voilait ses yeux. Il aurait préféré ne pas se réveiller, mais son corps tenace refusait de lâcher prise. Et Sophie nétait plus là Il poussa un profond soupir.
Devant la caisse du supermarché, une petite queue sétait formée. Une femme, élégante et belle, restait impassible, malgré limpatience de Sébastien. Elle avait promis à sa fille dacheter du lait damande, alors elle sétait arrêtée. Un sourire amer effleura ses lèvres. *Arrête de te mentir, tu ne veux pas rentrer.* Ces derniers temps, la maison était devenue si froide. Pourtant, tout y était parfaitlappartement luxueux, le décor raffiné Mais ils ne se parlaient plus. Avant, avec Benoît, cétait différent. Comme ce jeune couple derrière elle, tout sourires.
Le garçon, un rebelle aux cheveux ébouriffés et au tatouage enfantin sur la nuque, enlaçait tendrement sa bien-aimée. Elle aurait été jolie sans ce maquillage outrancieryeux cerclés de noir, ongles et lèvres sombres, une mèche rasée. Une révolte adolescente. Mais lui la regardait avec adoration, lui offrant des morceaux de baguette fraîche, les yeux brillants.
Sébastien, du coin de lœil, remarqua aussi lhomme pressé, costume cravate, dossier sous le bras, qui soupirait dagacement. *Toujours cette file* Ses doigts tremblants peinaient à ouvrir son vieux portefeuille, les pièces lui échappaient. La caissière grogna : *« Allez, vieux, on na pas toute la journée ! »*
Il abandonna, honteux. *Tant pis pour le pain.* De toute façon, à ce prix-là, avec sa farine complète Sophie et lui avaient toujours vécu modestement. Une petite retraite, à peine de quoi survivre. Et depuis que Sophie était partie, lappartement se délabraitfuites, tuyaux qui lâchent À quatre-vingts ans, il ne pouvait plus rien réparer.
Ils sétaient rencontrés pendant la guerre. Sophie, à peine seize ans, avait menti pour sengager comme infirmière. Intrépide, elle rampait sous les balles pour sauver les blessés. Lui, était un espion. Capturé à la fin du conflit, sans papiers, il avait frôlé la mort. Cest Sophie qui lavait sauvé, glissant dans sa poche les papiers dun soldat mort. *Maligne, ma Sophie.*
Pas denfants. Elle sétait épuisée sur les champs de bataille. Ils avaient émigré en France dans les années 70, quand le cancer lavait frappée. Ils avaient tant tremblé pour leurs faux papiers Mais ici, on les avait accueillis froidement. Les survivants de la Shoah nétaient pas toujours bienvenus, et les Russes encore moins. Une vie dure
Et depuis la mort de Sophie, les jours sétiraient, gris et vides.
Soudain, devant la caisse, le vieil homme chancela. La femme élégante fut la première à le rattraper. Le rebelle ôta sa veste pour lui caler la tête, sa copine appela les secours, lhomme en costume agita son chapeau pour lui donner de lair.
*Drôle de pays,* pensa Sébastien. *Où lon se plaint des étrangers, mais où personne ne reste indifférent devant la souffrance.*
Pendant quon le soignait, les regards sadoucirent. Émilie, médecin, prit les choses en main. Elle nota les coordonnées du vieil homme et le rappela le lendemain. Personne ne venait le chercher. Alors elle le ramena chez lui.
Lappartement la glaça. Un évier qui fuyait dans une bassine, des murs humides Cette image la hanta toute la journée.
Le soir suivant, Émilie frappa à la porte de Sébastien. Personne ne répondit, mais des rires lui parvinrent. À lintérieur, le vieil homme, rayonnant, trônait dans son fauteuil. À ses pieds, le couple rebelle, captivé, lécoutait raconter la guerre.
« Émilie, ma chère, entrez donc ! »
Les réparations commencèrent modestement. Peindre, changer un robinet Mais la vieille maison en profita pour seffriter davantage. Le projet devint un gouffre.
Sébastien protestait, gêné, mais son cœur sallégeait. Émilie, le rebelle et sa compagne sactivaient sans relâche. Lhomme au chapeau, voisin et bon plâtrier, offrit peinture et enduit.
Un jour, Benoît, le mari dÉmilie, débarqua. « Alors, les bricoleurs, quest-ce que vous fabriquez ? »
Stupéfaite, Émilie le regarda. Elle lui avait parlé du vieil homme, mais il semblait si distant ces derniers temps Pourtant, là, il roulait ses manches, inspectait les murs, notait les réparations urgentes.
Il mobilisa son entreprise. « Un vétéran, seul, a besoin daide. »
Émilie relaya lappel. Le voisin aussi. Les jeunes postèrent sur Instagram.
Les premiers arrivés repeignirent les murs. Le neveu du directeur offrit des fenêtres neuves. Des inconnus apportèrent des meubles. Peu à peu, tout le quartier sy mit.
Émilie semblait revivre. Benoît courait la rejoindre chaque soir, comme au début de leur mariage. Le couple rebelle, orphelins de pays différents, trouva en Sébastien une figure paternelle. La jeune fille abandonna son maquillage noirsous les strass, des taches de rousseur adorables.
Lhomme au chapeau, un excellent joueur déchecs, devint un ami. Il aida même Sébastien à régulariser sa retraite.
Quant aux jeunes, ils plongèrent dans les archives militaires. Après des mois defforts, ils rétablirent son vrai nom, ses décorations.
Un soir, Benoît, installant un robinet, plaisanta : « Émilie, attention, si tu continues, on se retrouvera au Congo à refaire des maisons ! »
Une serviette vola vers lui, accrochée comme un drapeau à la fenêtre neuve.
Dehors, les marchands criaient, les enfants jouaient. Mais dans lappartement du vieux soldat, les destins sétaient croisés, brisant les lois de lindifférence.
Car dans ce pays, la détresse des autres nexiste pas.







