DÉSIR DE VIVRE
Madame Marie Dupont était assise près de la fenêtre de son petit cottage à SaintBenoît, dans le Périgord. Elle aurait bien aimé la nettoyer, mais ni la force ni lenvie ne lui restaient. Le potager était envahi par lortie et le pissenlit, mais cela ne la préoccupait plus. Lhiver rigoureux avait déjà usé ses dernières forces. Même si elle voulait arracher les mauvaises herbes, elle ne pouvait plus se lever sans peine. Chaque pas dans la maison était une lutte. Le potager, alors, nétait plus quun souvenir.
Lhiver était glacial, la vieille cheminée crachait à peine de la fumée ; la cheminée était bouchée et le bois se faisait rare. Pour économiser, Marie Dupont nalimentait le feu que les jours où il était indispensable. Elle errait pieds nus dans des sabots usés, revêtue dun manteau râpé. Les sorties à lépicerie se faisaient de plus en plus rares. En février, une forte grippe labattit. Elle se disait quelle ne sortirait jamais de ce bourbier. Heureusement, sa voisine, Giselle, fit irruption pour la rendre visite et appela le médecin.
Le docteur examina rapidement Madame Dupont, secoua la tête, puis, pensif, déclara, dit :
Les médicaments ne sont pas toujours la solution. Ce qui compte, cest le désir de vivre et de lutter contre la maladie.
Je suis vieille, répondit Marie Dupont en se détournant.
Chaque jour, le désir de vivre sétiolait un peu plus, et elle se demandait « pourquoi ? pour qui ? ». Pourtant, la maladie finit par reculer. Giselle venait chaque matin avec une soupe chaude, puis faisait infuser du thé frais.
Ne te fatigue pas trop, ma petite, lança Marie Dupont. Jai tant de choses à faire à la maison.
Ce nest rien, ce nest rien, ça viendra, répliqua Giselle en attisant le feu. Jai demandé à mon mari, Victor, de venir samedi avec du bois. Vous avez besoin de chaleur, et vous
Giselle, presque quarantaine, était vive, travailleuse et toujours souriante. Autrefois, elle et Nicolas, le fils de Marie Dupont, avaient été camarades de classe. Nicolas était parti étudier à Bordeaux, y avait fait sa vie, sétait marié avec Alix, une belle citadine aux manières délicates. Quand ils rendaient à la campagne, ils ne pouvaient jamais aider à puiser leau au puits ou à désherber. Marie Dupont ne leur en voulait pas ; tant que Nicolas était heureux, cela lui suffisait. Le petit Ludovic, leur fils, était un bambin amusant. Dès quil grandit un peu, ils lenvoyaient passer lété à la ferme, où lair pur et lespace ouvert lui faisaient du bien. Plus tard, les visites devinrent plus rares, comme pour toute la famille. Deux fois par été, puis après le Nouvel An, ils reviennent. En été, Alix, mâchant un brin de persil, lançait :
Madame Dupont, pourquoi vous enterrer dans ce jardin à votre âge ?
Venez en août, on cueillera la récolte, assez pour tout lhiver, répondit Marie Dupont.
Ma mère, dit Nicolas, Alix répondait, on achètera bien ce quil faut.
Mais au magasin, il ny a que des produits chimiques ! sécria Marie. Ici, tout est maison, tout est naturel.
À la fin août, Marie Dupont remplissait des bocaux de cornichons croquois et de compote de prunes. Elle imaginait que, quand la première neige tomberait, on ouvrirait ces conserves et se souviendrait des bons moments. Dès le premier flocon, elle se mit à tricoter des chaussettes et des moufles. Pour Alix, de petites pièces roses ou jaunes à motif flocon ; pour Nicolas et Ludovic, des bleues et grises. Elle les offrait pendant les vacances dhiver.
Mais pourquoi tant de choses ? demanda Alix, le visage sombre. La maison déborde.
Au moins, cest au chaud, répondit Marie, un sourire timide aux lèvres. Elle savait que ses cadeaux nétaient pas très à la mode ; Alix aimait les dernières tendances, Nicolas roulait toujours en voiture. Mais elle tricotait patiemment, point après point.
Nicolas proposa plusieurs fois à sa mère de sinstaller en ville.
On achètera un petit appartement, le chauffage, leau chaude
Non, mon fils, je reste ici. Cest ma maison, mon enfance, mes souvenirs de ton père. Ma vie est ici. Venez plus souvent.
Plus souvent et le travail ?
Vous avez vos vacances, répondit-elle. Les vacances à la campagne ?
Alix ricana :
Travailler une année pour des vacances à la campagne ? Jamais !
Marie acquiesça en silence. Elle voulait être proche de son fils, mais ne voulait pas quitter la ferme qui avait vu toute sa vie. Elle ne sétait jamais allée à la ville, sauf quelques excursions avec le père de Nicolas quand ils étaient jeunes, curieux de voir comment vivaient les citadins. Mais la ville nétait que bruit, foule et poussière. La campagne, elle, était son havre.
Le mari de Marie était décédé il y a vingt ans. Nicolas était alors étudiant à luniversité. La solitude lavait frappée, mais elle nappela jamais son fils à revenir. Elle savait que les perspectives dans le village étaient limitées. Elle attendait, patiemment, le retour de sa famille. Puis, lété dernier, ils eurent un accident terrible : la voiture de Nicolas percuta un camion chargé. Tous trois périrent. Depuis ce jour, lintérêt de Marie pour la vie séteignit. Assise à la fenêtre entrouverte, elle se rappelait le petit Nicolas, le visage de Ludovic, à moitié comme sa mère, à moitié comme son père. Des larmes glissaient lentement sur ses joues ridées.
Tante Marie, comment allezvous ? lança la voix claire de Giselle, la ramenant à la réalité. La voisine se tenait près du petit portail.
Ça va, ça va, Giselle. Et vous ?
Je prépare des petits pains à loignon, je passe prendre le thé ce soir, répondit Giselle en se hâtant.
Quelques heures plus tard, Marie restait toujours à la fenêtre, le rideau tiré. Le soir tombait, lair se rafraîchissait, les moustiques bourdonnèrent. La porte du jardin souvrit en grand, laissant sortir Shurko, le fils de douze ans de Giselle, suivi de sa mère, dAnnie, et de la petite Zoé, huit ans. La famille de Giselle était nombreuse : quatre fils aînés, deux petites filles, et elle était même enceinte. Victor, le mari de Giselle, était un homme robuste, né dans une fratrie de neuf enfants, toujours rêvant dune grande famille unie.
Shurko, murmura Giselle à son fils, apporte de leau, sil te plaît. Tante Marie a besoin daide avant que les petits pains refroidissent.
Ma petite, tu toccupes de moi, vieille dame, lança Shurko en riant.
Ce nest pas comme si on ne se connaissait pas depuis des années, nestce pas ? Vous avez pris vos médicaments aujourdhui ? demanda Giselle en sortant deux tasses du placard.
Oui, répondit Marie, mais à quoi ça sert ? Jaimerais que le ToutPuissant me libère rapidement.
Ce nest pas ainsi quon parle, insista Giselle. Si vous croyez en Dieu, il faut garder la foi, pas les mots sombres. Le monde nest pas fini, il y a encore des choses à faire.
Mes affaires sont bien petites, dit Marie.
Madame, questce que cest ? demanda Annie en pointant un moufle à moitié tricotée, dont les aiguilles dépassaient.
Cest une moufle que je nai pas terminée, répondit Marie.
Elle est jolie, rose, douce, dit Annie en la caressant. Donnezmoi quand vous lavez finie, sil vous plaît.
Bien sûr, je la donnerai, bafouilla Marie.
Et pour Zoé, tu ferais une petite paire, rouge ?
Calmezvous ! sécria Giselle en riant.
Je veux aussi apprendre à tricoter, déclara Annie, rêveuse. Pour moi, pour Zoé, pour Shurko. Madame, apprenezmoi, sil vous plaît.
Tu viendras, viendras, Anouchka. Dès demain, on commencera, promit Marie.
Jarriverai ! promit la petite.
Shurko revint avec deux seaux deau. La bouilloire électrique, cadeau de Nicolas, chauffait leau. Tous sassirent autour dune table pour prendre le thé.
Encore des promesses pour le petit garçon, dit Giselle en désignant son ventre rond, puis éclata de rire. Nous ne sommes pas à lheure, lété touche à sa fin, la récolte arrive, je ne sais pas comment je vais tout faire, mais on sen sortira.
Giselle raconta que le fils aîné resterait en ville pour la pratique dété, que le deuxième était encore à lécole, que Victor venait dêtre promu chef déquipe. Marie nécoutait que dun œil, regardait Giselle, les enfants qui jouaient avec les petits pains, et sentait son cœur se réchauffer. Elle rêvait dêtre en forme le lendemain pour enseigner le tricot à Annie. Il y avait tant de laine dans son placard, assez pour habiller le futur petitenfant qui arriverait, des chaussettes, des moufles multicolores pour tous. Si cela manquait, on pourrait toujours en acheter. Lété devait finir, il fallait reprendre des forces, car qui dautre aiderait les petites gens sans grandparents ? Les parents de Victor nétaient plus, les enfants auraient besoin dune grandmère.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Marie. Zoé se frotta les yeux, bâilla.
Il faut se souvenir des contes, dit Marie dune voix claire.
Quels contes ? sétonna Giselle.
Ceux qui finissent bien, toujours avec une fin heureuse, répondit Marie en caressant la tête de Zoé. Elle sentit alors, pour la première fois depuis longtemps, quelle était encore utile.
Et ainsi, même dans la vieillesse, le désir de vivre renaît quand on trouve une raison daimer et de partager. La véritable force réside dans les petits gestes qui tissent des liens, rappelant que chaque vie, aussi fragile soitelle, possède une place indispensable dans le tissu de la communauté. Cest en donnant de soi que lon retrouve la volonté de continuer.







