Cher journal,
Aujourdhui, je repense à mon enfance, à ces années sombres où le foyer était une véritable tempête. Ma mère, Madeleine, nétait jamais satisfaite. Sa rancœur envers la vie se déversait chaque jour sur moi comme une pluie acide. Elle criait pour le moindre défaut: une tache sur ma chemise, trois grains de sel qui sétaient égarés sur la table du déjeuner. Et quand je rentrais à lécole les pantalons déchirés, elle me frappait, non pas dune ceinture, mais de ses mains et de ses pieds, où bon lui semblait. Jai compris que sa colère venait dun mal-être profond, mais à cinq, voire huit ans, je ne pouvais pas lui répondre. Comment auraiton pu frapper sa propre mère?
«Maman, où est mon papa?» demandaisje parfois, les yeux remplis despoir.
«Quel besoin dun père? Tu ne manges pas, tu nes même pas habillé!», me rétorquait-elle, les mots durs comme des pierres. «Je peine à boucler les fins de mois, et toi» Elle ne me donna jamais de réponse. Son histoire amoureuse était aussi chaotique que le reste de sa vie. Elle changeait demploi à chaque fois que son caractère infernal la faisait fuir. Qui voudrait embaucher une femme au tempérament si explosif?
Puis un jour, il est apparu. Génard, que tout le monde appelait «Gén». Questce qui la attiré chez ma mère? Peutêtre son désespoir partagé. Il nétait pas non plus très chanceux: sans logement stable à Lyon, il travaillait dans un atelier de montage. Madeleine, grâce à lappartement hérité de sa grandmère, vivait à peine. Elle faisait la cuisinière dans la cantine dune usine, tandis que Gén, après une semaine, emménagea chez nous.
«Salut, mon garçon!», me lança-til en me serrant la main robuste.
«Sacha, répondisje, timide.»
«Bravo, Sacha! Ne sois pas timbre! Je suis Gén. Tu es en quelle classe?»
«En CE2.»
«Tu travailles bien?»
«Oui, mais ma mère ne maide pas» intervint Madeleine, les yeux rouges.
«Étudie, mon fils, ça te servira.», conseilla doucement Gén.
Je regardais les murs décrépis de notre petit deuxpièces, et je compris que lécole était mon échappatoire. Je ne voulais pas rester là à subir les coups.
Un aprèsmidi, en versant des graines de tournesol dans mon bol, jen renversai une poignée sur le sol.
«Incapable!», hurla Madeleine. «Je viens de laver le plancher, et voilà que tu le salis!» Elle me donna un coup si violent que je manquai de frapper le placard. Gén, qui buvait son thé, bondit, frappant la table du poing.
«Madeleine!»
«Quoi?», réponditelle dune voix étouffée.
«Rien. Donnemoi un biscuit, sil te plaît.»
Le silence sinstalla jusquà ce que je ramasse les graines en silence mortel. En entrant dans ma chambre, jentendis Gén crier, furieux. Curieux, je mapprochai, risquant dêtre surpris.
« je ne veux plus jamais voir ça! Pourquoi?Pourquoi?»
«Je suis fatiguée, répondit ma mère. Le travail, la maison et il ne respecte pas mon effort.»
«Dabord, cest un enfant! Et ensuite, tu lui as appris à ne pas respecter ton travail? Tu passes du temps avec lui?»
Silence.
«Et à quelle fréquence?»
«Quel fréquence? Jai donné un coup de tête à un gamin, ça arrive, non?»
«Je ne frappe pas ceux qui ne peuvent pas répondre. Cest bas.»
Je voulais courir dans la cuisine et crier que tout cela était mensonge: quelle me frappait souvent, que tout était le reflet de ses propres échèques. Mais Gén, avec sa présence protectrice, me bloqua les mots. Mes larmes se pressaient dans ma gorge.
«Madeleine, si cela se reproduit, je partirai. Je ne veux plus vivre avec une telle»
Gén fit promettre à Madeleine de ne plus jamais recommencer. Étonnamment, elle tint parole. Et Gén, depuis ce jour, consacra plus de temps à moi: il sintéressa à mes devoirs, se réjouit de mes bonnes notes et memmena pêcher, son passetemps favori. Un jour, alors que nous réparions la cuisine, il me demanda :
«Sacha, tu viens maider ou tu es trop occupé avec lécole?»
Jacceptai avec empressement, et il me félicita sans cesse, plus que je ne le méritais.
Lorsque nous terminâmes les travaux, je lui demandai, sans vraiment y croire :
«Tu restes longtemps avec nous?»
«On verra bien,» haussatil les épaules.
Un poids amer sabattit sur mon cœur.
Gén sagenouïe, sassit à genoux et me regarda droit dans les yeux :
«Je ferai de mon mieux, sincèrement.»
«Puisje tappeler papa?»
«Si tu veux, bien sûr, mon fils!»
Je lappelai «papa» dabord à voix basse, puis plus fort, plus souvent. Jaimai Gén de tout mon être, priant chaque nuit pour quil reste. Le destin sembla répondre: Madeleine tomba enceinte, et ils se marièrent. La peur me saisit à lidée que, sil avait un enfant, il mabandonnerait. Un jour, ils rentrèrent de la maternité, le ventre de ma mère arrondi.
«Nous aurons une fille!», annonça Gén, rayonnant.
Madeleine me caressa les cheveux, un geste nouveau, empreint de douceur. Elle changea, trouvant le bonheur féminin, et comprit que le bonheur pouvait être durable. Gén devint non seulement un beau beaupère, mais aussi le lien qui répara ma relation avec ma mère.
Notre fille naquit, elle sappelaitre: Océane. Gén chérissait sa petite fille, mais il resta le même avec moi. Océane était curieuse, souriante, légèrement maladroite. Je la protégeais, la défendais. Parfois, je pensais à quel point ma vie aurait été différente sans Gén. Lobscurité aurait continué à mavaler.
À neuf ans, je partis étudier à Paris. Jobtins mon baccalauréat avec mention très bien. Océane, moins appliquée, écoutait souvent le père dire: «Suis lexemple de Sacha! Il sait ce quil veut, il sefforce. Toi, tu restes collée à ton téléphone.» Elle tirait la langue à Gén, qui fondait dans ses bras.
Le jour de mon départ, ma mère me serra comme si je partais à la guerre.
«Maman, pourquoi? Je reviendrai!»
«Pardonnemoi, mon fils. Pardonne tout!», sanglotaelle.
Gén nous enveloppa de ses bras, Océane saccrocha à lui. Je susurrai à ma mère à loreille: «Tu es la meilleure mère du monde.» puis je pris le train pour la capitale.
À Paris, je fus admis à luniversité et trouvai un petit boulot. Largent manquait, mais jéconomisais pour offrir des cadeaux. Javais envie de faire plaisir à Gén. Après les examens dhiver, je rentrai pour les fêtes. Joffris à Océane une coque de téléphone élégante, à ma mère des boucles doreilles en argent, et à Gén un ensemble de cannes à pêche dernier cri. Les larmes de mon beaupère furent sincères.
«Merci, mon garçon!», ditil, ému.
Le soir, ma mère prépara une grande pièce de viande en mon honneur. Gén mappela dans la cuisine, à voix basse:
«Sacha, il y a une chose ton vrai père a laissé son numéro. Il est en ville, mais ma mère sy oppose. Jai pensé que tu pourrais vouloir le connaître.»
Je restai muet, le cœur battant. Les souvenirs les plus douloureux remontèrent.
«Maman, où est mon papa?»
Un cri déchirant séleva de ma mère. Gén, les yeux emplis dinquiétude, tenait une feuille avec le numéro. Je la déchirai et la jetai à la poubelle.
«Père, tu deviens fou? Je nai besoin que de toi, pas dun autre.»
Il pleura à nouveau, et nous nous enlacâmes. Le temps passe, les hommes vieillissent, deviennent plus sensibles.
Je garde ces souvenirs gravés, comme un rappel que même dans les ténèbres, une main tendue peut changer le cours dune vie.
À demain, cher journal.







